Dictionnaire de spiritualité : l'amitié

L’amitié

Auteur : G. VANSTEENBERGHE.

Tome 1 - Colonne 0

Titre de l'article : AMITIÉ.

— 1. Amitié humaine. — 2. Amitié chrétienne.

Tout le monde connaît ou croit connaître l'amitié. C'est un sentiment si naturel, si général, et pour tout dire si humain, que chacun en a l'expérience et pense pouvoir le décrire, du moins en ses éléments essentiels. Cependant, à y regarder de plus près, l'amitié se révèle assez complexe en elle-même et très diverse en ses domaines. On l'a déploré depuis longtemps : notre vocabulaire concernant les manifestations de la vie affective est beaucoup plus pauvre que celui qui se rapporte à la vie intellectuelle. Celle-ci nous est mieux connue, soit qu'elle ait été étudiée davantage au cours des siècles, soit surtout parce qu'elle se déroule plus largement dans le champ de la conscience. Voilà pourquoi un mot comme celui d'amitié a pu désigner et désigne encore des réalités très diverses. Il importe donc, pour pouvoir porter sur l'amitié des jugements de valeur assez exacts, c'est-à-dire assez précis et assez nuancés, du point de vue de la morale, de l'ascétique, de la mystique même, de la considérer d'abord en elle-même, à la lumière de l'histoire, de la psychologie et de la métaphysique.

Nous ne reprendrons pas la division, souvent employée, qui oppose l'amitié païenne à l'amitié chrétienne ; mais nous parlerons d'abord de l'amitié humaine, que l'on peut rencontrer chez des chrétiens aussi bien que chez les païens, encore qu'elle revête chez les uns et les autres des aspects sensiblement différents ; puis nous traiterons de l'amitié chrétienne. En d'autres termes, nous étudierons successivement l'amitié naturelle et l'amitié surnaturelle. Pour ce qui regarde spécialement l'amitié avec Dieu, le lecteur se reportera à l'article CHARITÉ.

I. — L'AMITIÉ HUMAINE OU NATURELLE.

1. Théories générales de l'amitié.

— 1. Dans l'antiquité grecque. — L'idée d'amitié a une curieuse histoire. Les physiciens grecs, qui avaient l'ambition de donner une explication totale des phénomènes cosmiques, appelaient amitié le principe des attractions et des répulsions qui président à la combinaison et à la désagrégation des corps. Ils discutaient à perte de vue la question de savoir si cette amitié consiste dans l'union des semblables ou dans celle des contraires.

Il fallut la révolution socratique pour restreindre l'amitié aux personnes et lui donner son sens psychologique. Dès lors, elle parut chose si précieuse que Socrate se mit à enseigner et à pratiquer l'art d'acquérir des amis. Comme lui, Platon et Aristote s'attachèrent des disciples par les liens de l'amitié, si bien qu'on a pu dire des écoles philosophiques de la Grèce ancienne, qu'elles étaient en réalité, « moins des écoles que des réunions d'amis » (L. Dugas, L'Amitié antique, 2e éd., p. 23). Cela resta vrai jusqu'au jour où l'amitié cessa d'être une simple pratique pour devenir une institution, avec Epicure.

Le grand théoricien de cette amitié humaine, dans l'antiquité classique, fut Aristote, qui lui consacra un long chapitre de son Ethique à Nicomaque (livre VIII). Remontant à l'origine des contradictions dans lesquelles s'égaraient Empédocle et Héraclite, et qui faisaient dire à Platon, dans le Lysis, que l'amitié est indéfinissable, il dénonça l'équivoque du mot amitié, refusa de l'appliquer à l'affinité des êtres matériels entre eux, distingua enfin le sentiment qui porte l'homme à aimer, ϕίλησις, de l'amitié proprement dite, ϕιλία, qui est une affection payée de retour, ἀντιϕίλησις, et ne peut exister par conséquent qu'entre personnes (l. 8, n. 8).

Aristote aborde l'étude de la ϕιλία sous le biais de l'attraction. Les philosophes naturalistes s'étaient demandé si le mouvement est dû à la ressemblance ou à la différence, et ils n'avaient pu se mettre d'accord. Pour le rapprochement des hommes entre eux, l'observation fournit une solution : ce qui les attire, c'est l'aimable. Qui veut connaître l'amitié doit donc étudier son objet : l'aimable. Ils constatera que celui-ci se présente tantôt sous la forme de l'intérêt ou du plaisir, tantôt sous la forme de la vertu. De là trois espèces d'amitié, dont l'une : l'amitié utile, unit des contraires, tandis que les autres, les amitiés agréable et vertueuse, unissent des semblables.

Les amitiés qui ont pour raison l'utilité ou l'agrément sont intéressées : on y aime moins l'ami que le bien qu'on en attend. Elles sont instables, car elles cessent quand leur motif, essentiellement changeant, a disparu. Les premières se rencontrent surtout chez les vieillards, quoiqu'elles puissent exister à tout âge ; les secondes régnent principalement chez les jeunes gens, qui sont plus portés à rechercher la volupté.

Contrairement à ces amitiés, qu'on peut appeler accidentelles, l'amitié parfaite a pour objet le bien. C'est l'amitié par excellence, parce que les amis s'aiment, non pour ce qu'ils procurent, mais pour ce qu'ils sont. Elle unit les gens de bien, semblables par la vertu ; et comme la vertu est chose stable, cette amitié est durable. Elle est d'ailleurs, par surcroît, utile et agréable, puisque chacun de ceux qu'elle unit est à la fois bon en lui-même et bon pour son ami. Une telle amitié, cependant, ne peut être que rare, car le nombre de ceux qui en sont capables est très restreint ; et elles ne peuvent se nouer que progressivement, le temps seul permettant de connaître ceux qui sont dignes de confiance et aidant les amis à s'enrichir chacun de la perfection de l'autre.

L'amitié requiert en effet une communauté de vie, συνζῆν. Que deux hommes se veuillent réciproquement du bien et le sachent, cela suffit pour qu'ils deviennent amis, non pour qu'ils le restent. Sans doute, la séparation ne détruit pas en eux cette disposition bienveillante, qui est de la nature de l'habitude ; mais en se prolongeant, elle l'obscurcit en engendrant l'oubli : l'amitié s'entretient par des relations et par des services réciproques. Mais cela même suppose d'autres conditions, à savoir une certaine égalité ίσóτης, qui rend possibles les rapports amicaux, et une communauté de sentiments ὁµóνoια sans laquelle ils seraient sans charme et ne tarderaient pas à lasser.

Si l'on demande à Aristote comment l'homme doit vivre avec son ami, il répond que c'est une question de « droit » ; déclaration qui jette un jour lumineux sur le caractère « économique » de l'amitié dans la société grecque (Dugas, op. cit., p. 66). De là l'importance attachée à l'idée de la χοινωνία, qu'il s'agisse d'une mise en commun des ressources de chacun, comme dans l'école pythagoricienne ; d'une communauté de sentiments, ὁμóνoια, comme chez Aristote ; ou d'une communauté de croyances philosophiques, τò σνμϕιλoσoϕεĩν, comme pour Epicure et les Stoïciens.

On ne saurait nier, cependant, qu'il ait pu exister, entre quelques âmes d'élite, des liens plus intimes, une amitié plus généreuse et plus tendre. Les légendes de Thésée et de Pirithoüs, d'Oreste et de Pylade, de Damon et de Phintias, de Polystrates et d'Hippoclidès, révèlent une très haute conception de l'amitié humaine, à peu près au sens où nous l'entendons aujourd'hui ; nous la trouvons réalisée dans divers exemples, comme chez Socrate et ses disciples, ou chez Achille et Patrocle ; elle a été symbolisée par l'art, avec une grande puissance d'expression, dans le buste à deux faces où le sculpteur a représenté à la fois le visage d'Epicure et celui de Métrodore.

2. Dans la société romaine. — Les Romains aussi ont eu leurs types de l'amitié : Nisus et Euryale, Blossius et Gracchus, Lelius et Scipion, Cicéron et Atticus. Le grand orateur a été chez les latins ce qu'Aristote a été chez les grecs : le principal théoricien de l'amitié. Il l'étudié peut-être avec moins de profondeur, mais à coup sûr avec plus de charme. Mieux que quiconque, il a dit la douceur de ce « soleil de la vie » et l'excellence de ce « don le meilleur qui nous ait été fait par les dieux immortels, la sagesse exceptée » (De amicitia, n. 6).

Cicéron place le fondement de l'amitié dans l'instinct de sociabilité et la définit : un parfait accord de volontés, de goûts et de pensées, ou plus complètement : un accord (consensio) sur toutes les choses humaines, accompagné de bienveillance (benevolentia) et d'affection (caritas). Rien, selon lui, de plus adapté à notre nature que ce sentiment. Les autres biens : richesse, santé, puissance, honneurs, sont incertains ou caducs ; seule l'amitié est à notre portée et se révèle durable, parce qu'elle repose sur la vertu. Elle ne saurait exister, en effet, qu'entre « gens de bien », c'est-à-dire entre hommes « vivant de telle sorte qu'on estime leur loyauté, leur intégrité, leur égalité d'humeur, leur libéralité », entre hommes « qui n'ont ni cupidité, ni passion, ni témérité, mais qui possèdent une grande constance ». Il y a donc à la base de l'amitié un « sensus amandi qui vibre en présence de l'honnêteté et de la vertu, se renforce par l'accord des moeurs et du caractère, par les bienfaits reçus, par l'habitude, et se transforme en une ardente bienveillance. Les hommes de bien ont les uns pour les autres une bienveillance pour ainsi dire nécessaire ; c'est pourquoi les véritables amitiés sont éternelles.

Mais les amitiés vraies sont rares, parce que rares sont ceux qui sont dignes d'être aimés et que beaucoup cherchent, dans l'amitié, le plaisir ou le profit. Un véritable ami est un autre soi-même ; si donc on veut trouver des amis, il faut commencer par être d'abord un homme de bien, puis chercher quelqu'un qui soit semblable ; alors l'amitié pourra s'affermir, si on en observe les règles. L'amitié a d'ailleurs été donnée par la nature pour être une auxiliaire de la vertu : les hommes unis par la bienveillance seront maîtres de leurs passions, ils aimeront la justice et l'équité, ils feront tout l'un pour l'autre et ne se demanderont jamais rien que de juste et d'honnête ; ils se traiteront avec honneur, amour et respect ; et leur vertu à chacun, associée à celle de l'autre, atteindra toute sa perfection.

Il importe donc de bien choisir ses amis et de modérer les premiers élans de sa bienveillance, pour ne passe lier à quelqu'un que l'on pourrait haïr un jour : il faut juger avant d'aimer, et non aimer avant de juger, faute de quoi l'amitié risquerait de se briser au milieu de sa course. Mais Cicéron, en énumérant les qualités dont on doit s'assurer au préalable, perd de vue insensiblement les amitiés parfaites, pour ne considérer plus que les amitiés ordinaires. Il se ressaisit en revenant à son thème : « C'est la vertu, la vertu, dis-je, qui forme les amitiés et les conserve, car en elle se trouve l'harmonie, en elle la stabilité, en elle la constance ».

3. Dans les siècles suivants. — Les idées d'Aristote et de Cicéron sont restées classiques. Elles ont passé chez les Pères de l'Eglise, comme saint Augustin et saint Ambroise ; chez les docteurs et les théologiens, comme Aelred, abbé de Rieval, saint Thomas, saint François de Sales ; chez les auteurs profanes comme Montaigne. Elles forment un patrimoine universel auquel ne cessent de puiser ceux qui méditent ou écrivent sur l'amitié. Les psychologues modernes ont pu compléter leurs vues, les métaphysiciens ont pu essayer de les approfondir, ni les uns ni les autres ne les ont contredites dans leurs données essentielles.

Cet aperçu synthétique, nous aidera à analyser les éléments psychologiques de l'amitié, et à remonter jusqu'à leur point d'insertion dans la nature humaine, pour aboutir à des conclusions précises sur les rapports de l'amitié humaine et de la morale.

2. Psychologie de l'amitié.

— Du point de vue psychologique, on peut discerner dans l'amitié des éléments multiples :

1. L'amitié est une attraction. — Considérée du dehors, par son effet principal, elle se présente d'abord comme un dynamisme : les amis se recherchent, se rapprochent et ne trouvent de repos que lorsqu'ils sont unis. Leur est-il impossible de se rencontrer dans l'espace, ils se portent l'un vers l'autre par la pensée et le désir. C'est sous cet aspect que l'amitié apparut surtout aux anciens philosophes grecs : ils identifiaient avec l'amitié son élément dynamique, faisant d'elle une force cosmique dont l'empire est universel et qui explique, par les mouvements qu'elle engendre, les combinaisons et les désagrégations des corps, aussi bien que les révolutions de l'univers.

2. L'amitié est une affection. — Elle est plus qu'un mouvement : à la base de celui-ci, il y a une émotion, qu'Aristote appelait ϕίλησις et les latins amatio, un élément de tendresse qui n'est plus de l'ordre dynamique, mais de l'ordre affectif. L'ami aime, c'est pourquoi il se porte vers son ami par le mouvement du corps, de la pensée ou du désir. Quand il l'a ainsi rejoint, il se complaît en sa présence, et le plaisir même qu'il y éprouve augmente l'attraction qui lui avait.donné naissance. Cette affection est intérieure : elle se sent plus qu'elle ne se voit, quoiqu'elle se manifeste souvent, de façon naturelle, par des gestes, par le sourire ou par les larmes.

L'élément affectif de l'amitié permet de distinguer celle-ci de l'affinité, et d'exclure de son concept tout le domaine de la physique et de la chimie.

3. L'amitié est une affection réciproque. — Platon le remarquait déjà dans le Lysis 212 D : « où il n'y a pas réciprocité, il n'y a pas amitié ». Quand, à la ϕίλησις répond l'ἀντιϕίλησις, ou à l'amatio la redamatio, il y a amitié proprement dite : ϕιλία ou amicitia.

Ce fait que l'amitié est une affection payée de retour permet d'exclure de son concept, non seulement les affinités des choses entre elles, mais même le sentiment que les hommes peuvent éprouver à l'égard des choses : on peut aimer le vin, on n'en est pas l'ami.

Le caractère de réciprocité de l'amitié a en outre, au point de vue psychologique, des conséquences fort importantes. Puisque, dans l'amitié, deux dynamismes vont à la rencontre l'un de l'autre, ils multiplient pour ainsi dire l'un par l'autre leurs énergies. On s'explique dès lors l'intensité des attractions amicales et la puissance de la cohésion qui lie entre eux les amis. Puisque, d'autre part, dans l'amitié, deux émotions se rencontrent et vibrent à l'unisson, la tendresse de chacun des amis se trouve accrue à son tour de celle de l'autre : l'amour provoque l'amour, et le plaisir que chacun éprouve à aimer se double du plaisir de se sentir aimé. Voilà pourquoi les amitiés s'entretiennent et se développent par les relations.

4. L'amitié est une union d'ordre spirituel. — Il existe des mouvements affectifs réciproques qui ne sont pas des amitiés proprement dites, par exemple l'affection qui lie entre eux les animaux, ou encore l'amour. L'amitié a ceci de particulier qu'elle n'intéresse pas directement la vie sensitive, mais la vie raisonnable ; son acte est indépendant de la matière ; elle est une union spirituelle, c'est-à-dire une union de pensée, de sentiment et de volonté ; elle est donc proprement humaine. Comme l'a bien vu Aristote, elle ne saurait exister qu'entre personnes.

Ceci nous permet d'exclure de l'amitié proprement dite, les rapports de l'homme et de l'animal : le chien n'est l'ami de l'homme qu'au sens large du mot ; ainsi que toutes les liaisons humaines qui relèveraient essentiellement de l'instinct, et non de la volonté libre.

5. L'amitié est un commerce désintéressé. — Les rapprochements volontaires entre personnes peuvent avoir des raisons diverses. Beaucoup cherchent des rapports amicaux pour le profit qu'ils en tirent ou l'agrément qu'ils y trouvent. Les liaisons de ce genre ont ceci de commun qu'elles sont intéressées : on y aime moins l'ami que l'avantage qu'on a à le fréquenter. Pareil égoïsme, si légitime qu'il soit, ravale l'amitié à un rang inférieur. L'amitié vraie, celle qui seule répond à l'idéal de l'amitié humaine, est plus noble : elle est tout à fait désintéressée. On y aime son ami pour lui-même, pour ses qualités et ses vertus, lui voulant du bien et sachant se dévouer, se sacrifier pour lui.

Voilà pourquoi la vraie amitié est durable. Les liaisons qui ont une raison d'utilité ou de plaisir ne survivent pas à leur motif, qui est essentiellement transitoire. L'amitié qui seule mérite ce nom, partage la stabilité de son fondement : la bienveillance y survit à la séparation, aux changements d'humeur, à l'épreuve du temps.

6. L'amitié parfaite est une fusion d'âme. — Un commerce d'ordre spirituel et désintéressé peut reposer sur des attaches plus ou moins étendues et entraîner des degrés divers d'intimité. Au maximum d'étendue, il intéresse l'âme toute entière. Au maximum d'intensité, il produit une union si étroite qu'elle confine à l'unité. C'est alors l'amitié parfaite, dans laquelle, comme le dit Montaigne, « les âmes se meslent et se confondent l'une en l'autre d'un meslange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes », ou plus brièvement, dans laquelle il n'y a plus, selon l'expression d'Aristote et de saint Augustin (Confessions, l. 4, c. 6), qu'« une âme en deux corps ». Une telle amitié, où tout est en commun, où le « moi » et le « toi » disparaissent, ne peut être, semble-t-il, qu'unique.

3. Métaphysique de l'amitié.

— 1. Sources de l'amitié.

— a) L'appétit rationnel.

— Le mouvement d'attraction dont nous avons constaté l'existence dans l'amitié a sa source, comme tout mouvement, dans une tendance ou, comme disent les scolastiques, dans un « appétit ». On sait qu'il y a en nous une vie animale ou sensible et une vie proprement humaine ou rationnelle. Cette dualité, parfaitement compatible d'ailleurs avec l'unité substantielle, se manifeste par deux sortes de connaissances : l'une sensible, l'autre intellectuelle, ainsi que par deux sortes de tendances : l'appétit sensitif et l'appétit rationnel. L'amitié, telle que nous l'avons décrite, se rapporte évidemment à ce dernier : elle est un mouvement de l'appétit rationnel se portant vers son objet : le bien.

b) L'amour de soi. — Mais qu'est-ce au fond, qui met l'appétit en mouvement vers le bien ? Est-ce l'amour de soi ; est-ce l'amour d'autrui ? A cette question, nous avons répondu, du point de vue psychologique, qu'une amitié poursuivant des fins égoïstes ne mériterait pas ce nom ; mais nous dépassons ici le champ de la volonté ou même de l'intention, pour nous placer au point de vue métaphysique.

Cicéron, qui revient très souvent sur le caractère naturel de l'amitié et qui la rattache à l'instinct de sociabilité, fait d'elle, en somme, une manifestation de ce que nous appelons l'inclination altruiste. Les psychologues sont généralement de son avis et considèrent l'amitié comme d'autant plus parfaite qu'elle met plus complètement le sujet « hors de lui-même ».

Cette « conception extatique » de l'amitié, pour reprendre l'expression employée par le P. Rousselot à propos de l'amour, n'est pas celle de saint Thomas (Pour l'histoire du problème de l'amour au moyen âge, Munster, 1908). Le saint docteur n'admet pas, dans l'être humain, un dualisme foncier de tendances ; sans nier la tendance altruiste, il la considère comme secondaire et n'admet au fond de notre nature qu'un seul appétit : l'amour de soi. L'amitié découle donc, selon lui, de la propension qu'ont tous les êtres de la nature à rechercher leur propre bien, et ne peut résulter que d'elle.

Sans doute, l'homme ne saurait avoir d'amitié pour lui-même ; mais il s'aime et cet amour, qui repose sur « l'unité », n'est pas seulement antérieur à l'amour d'autrui, qui repose sur « l'union » : il le mesure. L'amour de soi est l'archétype de l'amitié, et celle-ci est d'autant plus parfaite que l'unio se rapproche davantage de l'unitas. Il en est de plus la raison profonde, car l'amitié n'est qu'une extension de l'amour de soi, puisque l'unitas est le principe de l'unio. Aristote avait noté que l'amitié requiert une certaine égalité, ἰσóτης ; mais il pensait à une égalité dans l'affection et les manifestations de l'amitié. Saint Thomas entend cette exigence dans le sens plus profond d'égalité d'être ou de ressemblance : unio similitudinis. Nous aimant nous-mêmes, nous aimons forcément ce qui nous ressemble, puisque la ressemblance est une identité partielle. Cet amour, à son tour, tend à produire une communauté extérieure de vie, aussi étroite que possible : l'unio similitudinis entraîne l'unio realis ; et c'est ici qu'intervient l'égalité au sens aristotélicien du mot.

L'amitié naît donc de l'amour de soi ; nous pouvons aimer notre ami à la fois pour lui-même et pour nous, parce qu'il y a en lui quelque chose de nous. En l'aimant, c'est encore nous que nous aimons, puisque réellement nous ne faisons qu'un, jusqu'à un certain pôint, et que notre ami est vraiment en lui-même, comme dans l'estime que nous avons pour lui, un « alter ego ». Ainsi parle, après saint Thomas, Richard de Middleton qui développe sa pensée (In III Sent., d. 27, a. 7, q. 2).

2. Nature de l'amitié. — L'amitié peut être considérée, soit dans les amis, soit en elle-même.

a) Dans les amis. — Elle se manifeste par des actes ; mais ceux-ci la supposent, comme la volition suppose la volonté, et comme le jugement suppose l'intelligence. Elle est donc antérieure à ses manifestations ; elle est une réalité dans les amis, selon l'adage « operari sequitur esse ». Cette réalité cependant n'est pas une faculté, car elle n'est pas innée ; c'est une disposition acquise existant dans une faculté, c'est-à-dire un habitus, source immédiate d'actes multiples et divers auxquels il donne son nom. L'amitié est donc une modification stable de l'appétit rationnel.

Pareille modification suppose à son tour, dans la faculté, une possibilité qui se réalise en passant de puissance à acte par voie d'« information », au sens métaphysique du mot. En langage plus concret : l'amitié existe comme habitus, lorsque l'aimé devient « forme » de l'« affectus » aimant. Telle est la théorie d'Aristote et de saint Thomas.

b) En elle-même. — Ainsi que l'ont remarqué Henri de Gand et Richard de Middleton, des habitus de ce genre, numériquement distincts, existent dans chacun des amis ; et ils sont en rapport l'un avec l'autre. De ce point de vue, l'amitié est une relation fondée sur deux habitus absolus. On peut appeler ceux-ci amitié ; mais l'idée d'amitié n'est complète que si on considère en même temps la relation qui les unit.

3. L'amitié et l'amour. — Saint Thomas et les théologiens qui étudient l'amitié à propos des rapports de l'homme avec Dieu la considèrent généralement comme une espèce d'amour : ils voient dans l'amour d'amitié la forme la plus élevée de l'amour, qu'ils opposent à l'amour de concupiscence (Somme theol., Ia IIae, q. 36, a. 3 et 4). L'amitié peut se définir, de ce point de vue : un amour de bienveillance, payé de retour, et reposant sur des rapports mutuels. Il peut néanmoins être utile, pour éviter les confusions qui résultent des multiples sens des mots amour et amitié, de distinguer plus nettement l'amour de l'amitié, ainsi qu'on le fait communément aujourd'hui.

L'amitié et l'amour ont ceci de commun qu'ils sont des mouvements affectifs, relevant tous deux de l'appétit. Ils diffèrent en ce que l'amour relève de l'appétit sensitif, tandis que l'amitié relève de l'appétit rationnel. L'amour est donc d'ordre inférieur, organique : il naît de la sensation et tend vers des jouissances sensibles ou sensuelles ; en lui-même, il est aveugle, brutal, inquiet, facilement violent, naturellement égoïste. Quand il a pour objet des personnes de sexe différent et tend à l'union des corps pour la conservation de l'espèce, il prend la forme d'amour sexuel. L'amitié, comme telle, est d'ordre supérieur, idéal ; elle est spirituelle, et par conséquent calme et paisible. La sympathie préside à sa naissance, la raison la fixe et la régit, elle plane au-dessus de l'espace et du temps. En un mot, l'amour est matériel, l'amitié est spirituelle. Mais l'amour est souvent pénétré d'amitié ; et inversement l'amitié se complique aisément d'amour.

4. La conception trinitaire. — Tandis que saint Thomas étudie l'amitié à propos des rapports de l'homme avec Dieu, Richard de Saint-Victor l'étudié à propos de la Trinité : il voit dans les relations des trois personnes divines entre elles le modèle et le type idéal de l'amitié humaine (De Trinitate, PL. 196, 122 et suiv.). A sa suite, Henri de Gand soutient que l'amitié parfaite est l'amitié à trois (Texte dans Egenter, op. cit., note 489). En effet, souligne-t-il, l'aimant aime d'abord en sa propre personne le bien qui s'y trouve ; il aime aussi ce même bien dans le prochain, et le prochain à cause de ce bien. L'aimé, de son côté, fait de même, en tant qu'il est aimant. Alors, chacun veut que le bien qu'il aime dans l'autre soit aimé en même temps par tous deux dans un tiers, et qu'inversement ce tiers l'aime en eux.

Cette conception, étrangère à saint Thomas, ne trouve guère d'application, semble-t-il, dans l'amitié humaine telle qu'on peut l'observer. Elle pourra aider, par contre, à comprendre l'amitié chrétienne.

4. Morale de l'amitié.

— L'amitié est bonne en elle-même et donc légitime ; elle est bienfaisante pour l'âme et donc recommandable ; compagne de la vertu, elle peut être considérée elle-même comme une vertu ; mais elle entraîne des devoirs, et elle peut subir des déformations qui la rendent dangereuse, nuisible et, par conséquent, condamnable dans certaines circonstances.

1. L'amitié et le bien.

— a) Considérée en elle-même, l'amitié est bonne, puisqu'elle est naturelle à l'homme. Manifestation de l'instinct social, qui nous est essentiel, elle répond au double besoin que nous avons d'étendre notre « moi » aux « moi » des autres par la sympathie, et d'oublier notre « moi » au profit des autres par la bienveillance ; elle développe ainsi nos virtualités et contribue, selon le mot d'Aristote, à nous rendre « pleinement hommes », en nous amenant à vivre en société.

Cela est vrai, à des degrés divers, de toute amitié. L'amitié fondée sur le plaisir, à condition qu'il ne soit pas dégradant, est donc légitime. L'amitié fondée sur l'intérêt ne l'est pas moins. Mais la véritable amitié est de beaucoup plus excellente, non seulement parce que son objet est plus noble et plus élevé ou parce qu'elle est plus durable, mais surtout parce qu'elle implique une « communion » plus large entre les amis, qui se veulent non pas tel ou tel bien, mais le bien lui-même.

b) Bonne en elle-même, l'amitié est bonne aussi par ses effets : elle est bienfaisante pour l'âme. Par son seul charme, déjà, elle met un baume sur les plaies, elle réconforte, elle engendre la joie qui porte à l'activité et à la générosité : « un peu d'amitié, c'est tout ce qu'il me faut », disait le curé d'Ars. Par la confiance qu'elle fait naître, elle fait profiter des conseils, des réprimandes, des directions données avec sympathie par un ami dévoué, et décuple les énergies. Par la place qu'elle prend dans le coeur de l'homme, elle donne satisfaction au besoin d'aimer et détourne ainsi des désirs vulgaires ou grossiers : Montaigne en a fait l'expérience après la mort de La Boétie.

2. L'amitié et la vertu. — Etant bienfaisante, comme on vient de le voir, l'amitié porte indirectement à la vertu. Il y a plus : elle naît de la vertu, puisque celle-ci rend aimable celui qui la possède ; elle se maintient par la vertu, garantie de sa stabilité ; elle grandit et s'accroît à mesure que se développe la vertu, puisque ce développement rend à la fois plus aimable et plus capable d'aimer. C'est pourquoi Aelred a dit de l'amitié : « Elle peut naître entre bons, progresser entre meilleurs, se consommer entre parfaits. » Saint Thomas exprimait la même idée, quand il disait : la vertu est cause de l'amitié, et celle-ci ne va pas sans celle-là ; elle est « cum virtute ».

Peut-on aller plus loin, et regarder l'amitié comme une vertu ? Elle n'a trouvé place, dans l'Ethique d'Aristote, ni parmi les vertus morales, ni parmi les vertus intellectuelles (livre 8, leçon 1) ; néanmoins, le « Philosophe » a déclaré qu'« elle est une vertu ou accompagne la vertu » (livre 8, leçon 8). Saint Thomas, dans son Commentaire sur l'Ethique, reprend l'expression « est virtus vel cum virtute » : on peut regarder l'amitié, explique-t-il, comme une sorte de vertu, en tant qu'elle est un « habitus electivus » ; et on peut la ranger dans le genre de la justice, en tant qu'elle témoigne d'une certaine proportion entre les amis. Dans la Somme théologique, il est plus explicite. On pourrait soutenir, dit-il, que l'amitié est une vertu morale qui se rapporte au prochain, mais sous un autre aspect que la justice, puisque la justice est relative aux dettes légales, tandis que l'amitié est relative aux dettes amicales ou morales, ou plutôt à la bienfaisance gratuite ; néanmoins on peut affirmer qu'elle n'est pas une vertu distincte des autres par elle-même. En effet, elle n'est louable que par son objet ; et encore ne s'agit-il ici que de l'amitié « honnête », à l'exclusion des amitiés « utiles » ou « délectables ». Au total, conclut le saint docteur, « l'amitié vertueuse est donc une conséquence de la vertu, plutôt qu'elle n'est une vertu » (S. Theol., IIa IIae, q. 23, a. 3, ad 1). Cette conclusion ne l'empêche d'ailleurs pas d'écrire un peu plus loin : « Amicitia est quaedam specialis virtus et pars justitiae ».

Henri de Gand a dit de même, et plus catégoriquement que l'amitié est une vertu, un « habitus » distinct de tous les autres, et qu'elle est une « partie principale » de la justice. Il en a même fait une « vertu générale », en ce sens qu'elle en suscite et en soutient d'autres, puisqu'elle implique la pratique de la bienveillance, de la bienfaisance et de la confiance ; et il a vu en elle le couronnement de toutes les vertus morales (Quodlibet X, 12, Utrum amicitia sit virtus).

Ce caractère de « vertu générale » a été étudié de plus près par Godefroid de Fontaines, qui l'a entendu en un autre sens que son maître. Vertu spéciale par son objet formel, explique-t-il, puisqu'elle ne peut atteindre qu'un nombre restreint d'individus, en raison de sa perfection même, l'amitié est une vertu générale par son objet matériel, puisqu'elle vise, pour l'ami, tout le bien souhaitable. En ceci, elle se distingue des autres vertus, ainsi du reste que des pseudo-amitiés, dans lesquelles on ne souhaite à l'ami que des biens particuliers, plaisir ou intérêt, correspondant à la « communicatio » sur laquelle elles sont fondées. Dans ces fausses amitiés intervient la notion de ce qui est juste et de ce qui est dû ; elles appartiennent à la justice plutôt qu'à l'amitié. Quant à l'amitié proprement dite, elle ne suit pas seulement la vertu, elle est une vertu essentiellement distincte de toutes les autres (Quodlibet XIV, 5, Utrum amicitia acquisita sit virtus generalis).

3. L'amitié et le devoir. —

a) Elle n'est pas un devoir. — On a pu soutenir que l'amitié est une vertu ; Aristote a pu dire même que, sans amis, on n'est pas pleinement homme. Il n'en est pas moins vrai que l'amitié ne saurait être considérée comme obligatoire. D'abord, elle exige dans l'individu une série de qualités qu'il est assez rare de trouver réunies. Ce qui est objectivement si difficile ne peut être imposé comme un devoir. Puis, il faut, pour qu'elle se noue, que deux personnes capables de se convenir soient amenées à se connaître. Ce qui échappe à ce point à la libre volonté et dépend si souvent de rencontres fortuites ou providentielles ne saurait être exigé sous peine de péché.

b) Elle impose des devoirs. — L'amitié n'est donc pas un devoir, mais, une fois contractée, elle engendre des devoirs réciproques entre ceux qui se sont liés d'amitié. Ils peuvent se résumer à peu près tous en un mot : la fidélité.

Du point de vue positif, être fidèle à ses amitiés c'est les entretenir, les développer, les manifester par des actes, tant intérieurs qu'extérieurs. Il faut bien penser de ses amis, pour garder et augmenter l'estime et l'affection que l'on éprouve pour eux ; leur vouloir de façon désintéressée des biens divers, pour augmenter la bienveillance à leur égard ; entrer autant que possible dans leurs idées, leurs sentiments et leurs volontés, pour augmenter la ressemblance avec eux et la concorde. Il faut avoir avec ses amis des rapports assez fréquents : conversations, correspondance, lectures ou promenades, pour échanger des vues, des impressions, des désirs, pour se mettre à l'unisson, pour acquérir des souvenirs communs. Il faut faire du bien à son ami, en s'associant à ses peines comme à ses joies, en le consolant et le soutenant dans le malheur, en l'aidant à devenir meilleur par des conseils et des avis donnés avec franchise, en le faisant estimer, en défendant au besoin sa réputation et son honneur. Il faut témoigner à son ami de la confiance, soit en lui parlant à coeur ouvert, en lui confiant sans crainte ses secrets, soit en lui demandant parfois des services, dont on se montrera reconnaissant.

Par contre, au point de vue négatif, être fidèle à ses amitiés, c'est éviter avec soin tout ce qui peut leur nuire. Pour garder ses propres dispositions, on ne laissera pas l'amitié s'étioler faute d'exercice, et on ne la laissera pas altérer par les soupçons ou les médisances. Pour ne pas changer les dispositions de son ami, on supportera ses défauts avec patience, on se gardera de toute parole dure ou blessante, de tout ce qui peut faire de la peine, on évitera de divulguer ses secrets. Enfin, pour rester à la fois capable d'amitié et digne d'amitié, on rejettera autant que possible de l'ensemble de sa conduite les mobiles de l'intérêt ou du plaisir, qui pourraient pénétrer insensiblement dans les relations amicales.

Saint François de Sales a résumé tous ces devoirs quand il a défini l'amitié : « Une réciproque et manifeste affection, par laquelle nous nous souhaitons et procurons du bien les uns aux autres selon les règles de la raison et de l'honnêteté. » Œuvres, t. III, p. 32. Une vertu doit régler, selon le même saint, toutes les manifestations extérieures de l'amitié : l'affabilité. Dans ces manifestations, dit-il, « on peut faillir et excéder en passant outre les règles de la raison » ; en d'autres termes, on peut pécher par excès ou par défaut. La vertu d'affabilité fait tenir un juste milieu : elle aide à « user de caresse » quand il le faut, mais aussi à ne pas « à tout propos dire des paroles emmiellées » ; elle aide à « rire avec les rians », à pleurer avec ceux qui pleurent, à donner des témoignages d'amitié sans « familiarité indécente », à se saluer « avec le saint baiser » dont parle saint Paul (Entretien IV, p. 315, 317).

4. Les déformations de l'amitié. —

a) Les amitiés exclusives. — Nous l'avons vu, l'amitié n'est pas un devoir ; mais quand elle le serait, elle ne saurait avoir pour effet de nuire à l'accomplissement des autres devoirs. Elle est une vertu ; mais il existe à côté d'elle et même au dessus, d'autres vertus dont l'exercice s'impose davantage. La vie humaine bien réglée suppose toujours un certain équilibre qu'il importe de respecter, sous peine de provoquer un désordre et donc un mal. Pour légitime qu'elle soit en elle-même, l'amitié peut donc devenir mauvaise par ses effets. Ainsi en est-il, quand elle absorbe à son profit les ressources affectives de quelqu'un, au point de ne plus laisser de disponibilités pour le prochain : une amitié qui supprimerait la charité, ou du moins l'entraverait sensiblement, serait nuisible et donc condamnable. Ainsi en est-il encore quand, dans une société restreinte, l'amitié fait obstacle à la vie commune, parce qu'elle n'unit deux personnes qu'en les arrachant l'une ou l'autre, ou toutes deux, au groupe auquel elles sont liées par des devoirs supérieurs. Ce serait le cas d'une amitié qui amènerait un fils, un frère, à négliger gravement ses devoirs de famille, ou qui porterait deux membres d'une communauté quelconque à faire habituellement « bande à part ».

b) Les amitiés excessives. — Les amitiés exclusives, par rapport au prochain, deviennent facilement excessives en elles-mêmes, quoiqu'il soit vrai aussi, à l'inverse, que certaines amitiés deviennent exclusives par suite d'un excès de violence. Comme toute habitude ou toute vertu, l'amitié est susceptible de variations d'intensité ; et la perfection, pour elle comme pour les autres, se trouve dans un juste milieu.

Dans l'intelligence, l'excès se manifeste sous la forme de l'obsession : il est naturel que des amis pensent assez souvent l'un à l'autre ; s'ils le font sans cesse, jour et nuit, au milieu même de leurs occupations, il y a là un désordre. Dans la volonté, l'excès devient un désir insatiable de rapprochement : on s'écrit des lettres innombrables et sans fin, on s'éternise l'un près de l'autre sans pouvoir se quitter, on ne cesse de se livrer à de vaines manifestations d'attachement. Dans la sensibilité, l'excès se traduit par des joies bruyantes ou des tristesses profondes, selon que l'on jouit de la présence de son ami ou qu'on en est privé, par des inquiétudes, des susceptibilités, des jalousies sans fondement, qui préparent des brouilles suivies bientôt de réconciliations. Dans ces obsessions de l'idée ou du désir, dans cette agitation et cette inquiétude, il y a quelque chose de maladif.

En réalité, les amitiés excessives, même si elles ont été fondées sur la vertu, sont en voie de déchéance : le corps y a trop de part ; l'imagination et le sentiment n'y sont plus assez maintenus dans leur rôle sous l'empire de le raison ; elles prennent certains caractères des amitiés sensibles ou des amitiés sensuelles, parce que déjà la passion commence à s'y glisser.

c) Les amitiés sensibles. — On les appelle ainsi, parce que par leur siège, leur fondement, leurs effets, elles affectent surtout la sensibilité. Fondées sur des qualités extérieures, d'ordre physique : la beauté, la grâce, l'habileté, elles tendent à procurer le plaisir des sens : de la vue, de l'ouïe, du toucher surtout.

Ce sont ordinairement, remarque saint François de Sales (Vie dévote, l. 3, c. 17), les amitiés des jeunes gens, « qui se tiennent aux moustaches, aux cheveux, aux oeillades, aux habits, à la morgue, à la babillerie ». Elles se manifestent de préférence à l'âge de la puberté, et sans doute reposent-elles au fond, d'une part sur l'admiration que provoquent ces qualités extérieures à un âge où on les remarque parce que l'instinct pousse à les acquérir, d'autre part sur le besoin d'affection qui, se faisant sentir plus vivement à cet âge, porte à s'attacher aux qualités superficielles, plus faciles à constater. Comme leur point d'appui n'a la consistance ni de la vertu ni du vice, elles ne peuvent être que passagères et « fondent comme la neige au soleil ». En raison de ce caractère superficiel et éphémère, elles méritent plutôt, dit saint François, le nom de folâtrerie que celui d'amitié.

Quand elles « se produisent entre personnes de sexe différent et sans prétention au mariage », le même docteur les appelle des « amourettes » (Op. cit., c. 18). On leur donne aujourd'hui le nom de « flirt ». Ces liaisons tendent, elles aussi, le plus souvent, à fournir un aliment au besoin d'aimer et d'être aimé, mais peuvent avoir simplement comme mobile la vanité, dans les milieux où faire ainsi la conquête des coeurs devient un titre de gloire.

En raison des tendances profondes qui leur donnent naissance, on comprend que les amitiés sensibles se développent plus facilement dans les internats ou les communautés, soit masculines, soit féminines, où les jeunes gens et les jeunes filles sont privés du dérivatif des affections familiales. Elles y prennent le nom d'« amitiés particulières », au sens péjoratif où l'on entend aujourd'hui ce mot.

On peut rencontrer cependant à tout âge et dans tous les milieux des amitiés sensibles ou « mondaines », comme les appelle saint François de Sales, en les opposant aux amitiés vertueuses ou saintes. On les reconnaît à ce qu'elles se manifestent par des flatteries, des louanges sur les qualités sensibles, des paroles doucereuses ou enflammées, des attitudes langoureuses, des soupirs et des plaintes, des regards tendres, des caresses ou des baisers multipliés.

Au point de vue moral, les amitiés sensibles, considérées en elles-mêmes, ne sont que frivoles. Comme le note finement l'auteur de la Vie dévote, elles impliquent souvent chez les jeunes un défaut de jugement plutôt que de la malice ; c'est pourquoi elles sont plus ridicules que blâmables. Mais elles sont nuisibles et dangereuses par leurs effets : elles occasionnent des pertes de temps et détournent l'esprit des occupations sérieuses ; elles amollissent la volonté ; enfin et surtout, par les satisfactions qu'elles recherchent, elles éveillent et excitent progressivement, si l'on n'y prend garde, une passion qui peu à peu prend la plus grande place dans l'amitié, tout en la ravalant au rang des amitiés sensuelles ou charnelles. Le danger est d'autant plus grand que le glissement est presque toujours imperceptible : les intéressés ne le remarquent pas ; avertis, ils n'y croient pas ; ils s'abusent eux-mêmes car leur jugement est troublé, et leur aveuglement est tel qu'ils prennent aisément des prétextes pour des raisons, en sorte que des désirs, des propositions, des actes franchement mauvais leur paraissent encore excusables, légitimes, ou même parfois excellents. De là la sévérité avec laquelle la plupart des auteurs spirituels ont jugé les amitiés sensibles.

d) Les amitiés sensuelles. — Ce sont celles qui émanent immédiatement de l'instinct et qui, à les bien considérer, portent directement vers les plaisirs de la chair. En réalité, elles n'ont de l'amitié que l'apparence : elles impliquent un sentiment vague et lascif, qui échappe au contrôle de la raison, et un mouvement qui n'a souvent rien de libre, simple entraînement de la concupiscence, « mouvement bestial », comme dit Aelred (De spirituali amicitia, l. 2, PL. 195, 677), mêlé d'amours impures et aboutissant à toutes sortes d'actes que réprouve la morale.

Aelred les appelle « amitiés puériles », parce que, dit-il, le sentiment règne en maître surtout chez les enfants. Elles se rencontrent cependant surtout à l'époque de l'adolescence et même chez des adultes, mais elles ne sont, dans ce dernier cas, qu'un vice déguisé.

Une amitié normale ou même supérieure risque toujours, quand la sensibilité y a sa part, d'éveiller dans les profondeurs de notre être les bas instincts et de dégénérer par là en amitié sensuelle. Aelred a raison de dire que celle ci est moins « une amitié que le poison des amitiés » (l. c.).

Conclusion : Le choix des amis. — Parce que l'amitié est une fleur délicate, parce qu'elle s'entretient par des relations fréquentes, parce que celles-ci tendent à établir une intime communauté de sentiments, le choix des amis est, au regard de la morale, de capitale importance. Le proverbe a raison : « Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. »

La prudence exige que l'on ne s'engage dans les liens de l'amitié qu'avec discernement et que l'on soit prêt à rompre dès qu'une amitié se révélera nuisible ou dangereuse pour la vertu. La sagesse demande que l'on apprécie le bienfait de la véritable amitié et apporte tous ses soins à la recherche d'amis au contact desquels on deviendra meilleur.

II. — L'AMITIÉ CHRÉTIENNE OU SURNATURELLE.

1. Le christianisme et l'amitié.

— 1. Leur prétendue opposition. — Le fait d'être chrétien ne change rien à la nature et aux besoins de l'homme. Des chrétiens, animés de la vie surnaturelle, peuvent avoir entre eux une amitié purement humaine. Leur amitié ne méritera cependant le nom de chrétienne que si leur christianisme y est intéressé, dans un sens que nous aurons à préciser. Mais on a soutenu que le paganisme fut et demeure le terrain le plus favorable à l'efflorescence de l'amitié, tandis que, de par sa doctrine même, le christianisme devait être fatal à ce sentiment. Et voici comment on raisonne.

a) La conception chrétienne de la famille fournit, au besoin d'affection, un champ nouveau. « Maris, aimez vos épouses », a dit saint Paul. L'union matrimoniale cesse dès lors d'être d'ordre purement économique et social, comme elle l'était dans l'antiquité païenne ; l'amour conjugal, qui devient le lien du foyer, passe au premier plan de la vie affective, et sa pratique doit suffire, semble-t-il, à apaiser, chez les époux, le besoin d'aimer. En tous cas, l'amitié ainsi supplantée se trouve diminuée de l'élément sensible, passionnel, qui faisait la richesse confuse, souvent trouble de l'amitié antique ; elle apparaît désormais moins comme un besoin que comme « un luxe de la vie morale », une sorte de dilettantisme à l'usage des âmes délicates et auquel il peut sembler plus viril de ne pas sacrifier (Cf. Dugas, L'amitié antique, p. 61-68). Le fait est qu'elle évoque facilement de nos jours, aux yeux de la jeunesse surtout, selon l'expression du P. Gillet, « l'idée d'une affection rassise, diminuée, impuissante », d'une sorte de dégradation de l'amour, dont le nom seul représente « tout un monde de sentiments jeunes, spontanés, féconds » (L'éducation du coeur, Paris, 1910, p. 11).

b) La doctrine chrétienne prescrit la charité envers le prochain. Commandement nouveau qui semble, lui aussi, devoir entraîner la ruine de l'amitié. « La charité, écrit le P. Gillet, c'est l'amitié transportée du domaine de l'honnêteté humaine, du devoir humain, dans la région de l'honnêteté chrétienne, du devoir chrétien » (Op. cit., p. 17). S'il en est ainsi, l'amitié cesse d'être restreinte dans son objet et libre dans son choix, pour devenir universelle et obligatoire ; autant dire qu'elle disparaît, absorbée par la charité. Et si elle ne se confond pas avec cette vertu, quelle place lui reste-t-il dans un coeur déjà occupé par les affections familiales et se devant à tous ?

c) Enfin la perfection de l'amour de Dieu ne suppose-t-elle pas, selon la règle de saint Ignace, le transfert des créatures au créateur de toute notre affection, et la renonciation aux amitiés humaines n'apparaît-elle pas dès lors comme un idéal ?

2. Leur compatibilité. — Il y a du vrai dans tout cela ; mais à ces arguments de principe il est facile d'en opposer d'autres du même genre.

a) Le christianisme a mis en lumière la prépondérance de l'individu par rapport à la société civile, il a affranchi l'homme en accordant valeur d'éternité à son âme immortelle. Pareille libération ne pouvait que favoriser l'essor de l'amitié, en facilitant les rapprochements et les liaisons personnelles.

b) En enseignant l'universalité de la Rédemption, la religion chrétienne proclamait l'égalité foncière des âmes aux yeux de Dieu et en elles-mêmes ; du même coup, elle étendait le champ de l'amitié à toutes les créatures humaines.

c) Enfin, par l'octroi d'une vie surnaturelle, le christianisme a rendu les âmes meilleures et donc plus aimables ; il a augmenté leur ressemblance et créé par là un nouveau lien de sympathie entre elles ; il a donné à l'affection humaine, en la divinisant, une garantie supplémentaire de charme et de durée.

De fait, l'amitié subsiste dans le monde chrétien. Bien plus, jamais elle n'a tant fleuri que depuis l'Evangile ; jamais elle n'a été plus pure et plus noble ; jamais on ne l'a analysée avec plus de finesse ; jamais enfin sa métaphysique n'a été poussée plus haut.

2. L'amitié dans la Bible.

— Le chrétien n'a pas seulement, pour connaître et estimer l'amitié, les exemples et les idées que nous a légués l'antiquité païenne, il a la Bible. Par les faits qu'ils rapportent, comme par les remarques psychologiques ou les idées dont ils sont émaillés, les livres saints contiennent des enseignements dont les fidèles de tous les temps ont fait leur profit, et que les docteurs ou les théologiens ne pouvaient manquer d'exploiter.

a) Dans l'Ancien Testament, un exemple d'amitié domine tous les autres et s'apparente aux plus beaux : celui de David et de Jonathas. Fils de Saül, Jonathas s'était rendu célèbre par sa vaillance dans la lutte contre les Philistins, en même temps que populaire par son humanité envers ses soldats. Son amitié pour David fut dès l'origine aussi profonde que possible : quand il vit paraître le jeune vainqueur de Goliath, « il l'aima comme son âme » et le combla de présents qui lui étaient précieux : son manteau, son armure, son épée, son arc. Elle survécut sans peine à l'épreuve du malheur, se révélant, tout à la fois dévouée, tendre, sainte et désintéressée, car on vit Jonathas prendre la défense de David auprès de Saùl irrité, l'embrasser avec larmes au moment de sa fuite, lui jurer fidélité au nom de Yaweh, renoncer même à son profit à la royauté. Aussi, lorsque son ami eut trouvé la mort sur les monts de Gelboé, la douleur de David s'exprima-t-elle en termes déchirants : « Je pleure sur toi, Jonathas, mon frère ! Tu faisais toutes mes délices. Ton amour m'était plus précieux que celui des femmes ! » I Reg., XVIII-XX ; II Reg., 1.)

Mais l'Ancien Testament ne montre pas seulement des amitiés en action. L'auteur des Proverbes souligne l'importance du choix des amis, au point de vue moral, XIII, 20 ; il dénonce les amitiés intéressées des flatteurs et des parasites, XIV, 20, XIX, 4, 6, et déplore la rareté des amitiés vraies en même temps qu'il en indique la profondeur, XVIII, 24 ; il dit le bienfait des conseils et des reproches amicaux, XXVII, 5, 6, 9 ; il invite à la fidélité et à l'indulgence qui la favorise, XXVII, 10.

L'Ecclésiastique, VI, 5-17, XXII, 17-24, XXVII, 1-6, 16-21, souhaite que l'on ait beaucoup d'amis et indique le moyen de s'en faire : l'amabilité ; mais il invite à ne prendre conseil que d'un seul, que l'on aura bien choisi et sérieusement éprouvé, car la véritable amitié est rare : tel qui est ami au temps de la prospérité ne le restera pas au jour d'épreuve. L'amitié vraie ne se rencontre qu'entre âmes qui se ressemblent et a pour garantie « la crainte du Seigneur ». Elle est le plus précieux des biens : « rien ne vaut un ami fidèle », il est une « protection puissante », un « remède de vie » ; aussi faut-il ne pas se contenter de l'aimer, mais prendre garde de le perdre en dévoilant ses secrets ou en lui faisant reproche de ses bienfaits.

Au livre de Job, nous entendons la plainte et l'appel éploré du saint homme abandonné, trahi, VI, 27, XIX, 21, alors que cependant « le malheureux a droit à la pitié de son ami », VI, 14 ; et le gémissement du psalmiste révèle une souffrance semblable en même temps qu'il implique une leçon identique. Ps. XLI, 10.

b) L'amitié, qui avait sa place dans l'Ancien Testament, l'a plus large encore et plus belle dans le Nouveau. Jésus y apparaît, non seulement comme un docteur et un thaumaturge, mais comme un ami d'une ineffable tendresse. Rappelons seulement son affection pour Lazare dont il pleure la mort et qu'il ressuscite, pour les disciples auxquels il déclare avant de les quitter : « je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis », pour saint Jean en particulier, pour les saintes femmes : Marthe et Marie, Madeleine…

L'amitié de Jésus est de la qualité la plus pure ; toute faite de délicatesse et de désintéressement, elle est dévouée jusqu'à la mort. La tradition chrétienne a considéré à juste titre le drame du Calvaire comme une application de ce mot du Maître : « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis », et comme un signe manifeste de son amour, I Joan., III, 16. Elle a vu de même un témoignage d'amitié dans le désir de Jésus de rester au milieu des siens par la présence sacramentelle et dans sa volonté de s'unir à eux dans la communion eucharistique. Pour tous les chrétiens, Jésus est le modèle par excellence de l'amitié (Cf. R. P. Ollivier, Les amitiés de Jésus).

Il en est aussi le centre et le lien. Si le christianisme s'est présenté d'abord comme une amitié, plus étroite, plus généreuse, plus touchante que celle des païens ; si « la multitude des croyants n'était qu'un coeur et une âme », c'est que leur amitié était fondée sur la fraternité dans le Christ de tous les baptisés et sur leur commun amour de Jésus. Pour les membres de la société chrétienne, l'amitié apparaît comme un devoir sacré, en raison de l'exemple du maître, en raison du commandement de la Charité, en raison aussi du souhait formulé dans la prière de Jésus, auquel font écho les objurgations réitérées de Saint Jean : « Qu'ils soient unis », « aimons-nous les uns les autres » ; elle est à la fois le signe et la condition de l'amour de Dieu.

L'amitié chrétienne, ἀγάπη, telle qu'elle se présente dans les Evangiles et dans les Epîtres, est donc bien différente de l'amitié purement humaine, ϕίλια, encore qu'elle se manifeste à peu près de la même manière, par des actes de bienfaisance envers le corps et envers l'âme du prochain, et par une affection dont la tendresse se trahit dans les accents avec lesquels les apôtres parlent à leurs « bien aimés » comme dans la joie qu'ils éprouvent à les revoir ou à les saluer d'un « saint baiser ».

3. Théorie de l'amitié chrétienne.

— Nul n'a fait la théorie de l'amitié chrétienne avec autant de méthode et de pénétration qu un moine cistercien du XIIIe siècle : Aelred, abbé de Rieval, auquel Pierre de Blois a emprunté toute la substance de son De amicitia christiana. Doué d'un tempérament très affectueux, Aelred a connu l'amitié dès sa jeunesse ; il l'a pratiquée à la cour du roi d'Ecosse, il l'a cultivée au monastère, d'abord comme moine, puis comme maître des novices et comme abbé. Longtemps, rien ne lui parut plus doux, plus agréable et plus utile que d'aimer et d'être aimé. Toute sa vie, il a médité sur ce sentiment, s'analysant lui-même et lisant Cicéron, saint Ambroise, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, saint Jérôme, sans oublier la Bible. Nous nous inspirerons largement, dans les lignes suivantes, de l'admirable dialogue De spirituali amicitia qu'il écrivit peu de temps avant de mourir (PL. 195, 659-792).

1. Nature et origine de l'amitié chrétienne. — Le Christ est venu donner au monde la vie surnaturelle : c'était là sa mission ; tout ce qui est spécifiquement chrétien est surnaturel. D'autre part, la vie surnaturelle est une participation de la vie même du Christ. On peut donc dire, avec Aelred que l'amitié chrétienne est une amitié surnaturelle qui « a son point de départ dans le Christ, progresse selon sa volonté et s'achève en lui » (L. I, 662) ou encore, puisque le Christ est le Verbe incarné, qu'elle est une amitié en Dieu, selon l'expression chère à saint Augustin : « Heureux qui vous aime, ô Dieu, et son ami en vous », et le conseil de l'Imitation (l. II, c. VIII, n. 4) : « Aime tes amis en Jésus. »

Qu'est-ce à dire ? Aimer ses amis en Dieu, c'est les aimer à cause de ce qu'on voit en eux de divin, les aimer spirituellement, sans que le corps et les sens soient mêlés en rien à ce sentiment, les aimer enfin en vue de Dieu, pour les rendre meilleurs et les rapprocher de leur fin.

Du reste l'amitié elle-même, explique Aelred (L. I, c. 666-668), vient de Dieu. La Sagesse éternelle a voulu que les créatures reçussent un vestige de sa parfaite unité ; c'est pourquoi la nature a imprimé dans les âmes un certain affectus, un penchant à l'amour, que devait développer la douceur inhérente à l'acte d'aimer. Dans le monde tel que Dieu l'avait créé, la charité et l'amitié se confondaient dans leur universalité ; mais après la chute, la cupidité a fait préférer au bien commun le bien privé, l'avarice et l'envie ont introduit dans les rapports des hommes la dispute, la haine et le soupçon. Dès lors, la charité et l'amitié se sont séparées : les bons se recherchent et s'unissent par les liens de l'amitié, tandis que la charité s'impose comme une loi à l'égard de tous, bons et méchants.

2. Son excellence. — On voit combien l'amitié chrétienne l'emporte sur l'amitié humaine. Elle est plus noble, puisqu'elle s'appuie sur des réalités supérieures à toutes les autres : les réalités surnaturelles. Elle est plus étroite, car Dieu est le centre vers lequel convergent les pensées, les sentiments, les désirs des amis ; et plus chacun d'eux se rapproche de lui, plus aussi ils se rapprochent l'un de l'autre, à la manière des rayons du cercle, qui sont d'autant plus voisins qu'ils sont plus près du centre. Elle est plus intime, car les amis mettent en commun ce qui leur tient le plus à coeur et qui leur est le plus personnel : leurs idées et leurs aspirations religieuses. Elle est plus bienfaisante, car cette mise en commun contribue à augmenter leur ardeur pour la vie spirituelle, par le triple désir d'être agréable à l'ami, d'être plus digne de lui, de se rendre plus capable de lui être utile dans l'ordre surnaturel ; d'autre part les manifestations de cette amitié sont des conseils, des monitions, des encouragements, des prières qui visent au bien spirituel de l'ami. Elle est plus salutaire, car elle porte à multiplier des actes qui sont surnaturels par leur intention et leur fin ; elle établit les âmes dans des dispositions qui ne peuvent qu'être agréables à Dieu et attirer sur elles des grâces de choix. Elle est plus durable, étant éternelle comme Dieu même, sur lequel elle repose, et comme la charité qui « demeure ». En un mot, elle ressemble par bien des points à cette amitié à trois qui, d'après Richard de Saint-Victor, constitue la vie divine au sein de la bienheureuse Trinité.

3. Son rôle. — Dans la vie spirituelle, l'amitié chrétienne n'est pas une fin, mais un moyen. Elle doit être considérée comme un instrument de perfection.

La fin unique étant d'aller à Dieu et de s'unir à lui, l'amitié peut aider à l'atteindre, soit indirectement, par l'action bienfaisante dont nous avons parlé, soit même directement. « En portant les yeux sur ton visage, à toi qui m'es cher, écrit saint Pierre Damien, j'élève mon regard vers celui que je souhaite atteindre, uni à toi » (Epist. 2, 12. PL. 144, 278). — « Il y a, dit Aelred, un degré d'amitié qui est voisin de la perfection… c'est que l'homme, par son ami, devienne l'ami de l'Homme-Dieu. » L'abbé de Rieval parle ici d'expérience, puisqu'il a passé lui-même de l'amitié sensible à l'amitié humaine dont Cicéron lui-même lui a révélé la noblesse, puis de celle-ci à l'amitié divine. Et voici, selon lui, comment s'opère ce passage.

Dieu est amitié. Toute sainte amitié, qui répand dans l'âme douceur et suavité, vient de lui. Il n'est donc pas trop difficile pour nous de passer du Christ inspirant l'amour par lequel nous aimons notre ami, au Christ s'oifrant lui-même à notre amour comme un ami à aimer. C'est dans la prière que s'opère insensiblement, par « voisinage » c'est-à-dire par contiguïté, cette extension du sentiment : tandis qu'on prie le Christ pour son ami, avec un ardent désir d'être exaucé, on en vient peu à peu à reporter sur lui l'affection que l'on éprouve pour son ami. Mais ce n'est pas tout : quand deux amis sont unis au point qu'il leur semble n'être qu'une seule âme en des corps distincts et qu'ils goûtent avec le prophète l'« ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum », le chaste baiser spirituel de leur amitié n'est autre que le baiser du Christ, qui leur inspire cette sainte affection. L'âme habituée à ce baiser et ne doutant pas que sa douceur ne vienne du Christ, désire qu'il vienne lui-même et aspire après le « baiser intellectuel », en s'écriant avec l'épouse du Cantique : « Osculetur me osculo oris sui ! » Cantic. I, 1. Désormais, elle se délecte dans le seul baiser du Christ et ne trouve son repos que dans l'embrassement divin. C'est ainsi, selon Aelred, qu'« on cueille à pleine bouche le fruit de l'amitié spirituelle, en attendant la plénitude de l'au-delà » (L. II, c. 672-673 ; L. III, c. 702).

L'amitié chrétienne apparaît de la sorte comme une étape à franchir, ou plus exactement comme une voie qui peut et doit normalement conduire à l'union mystique. Aelred n'hésite pas à proclamer, en modifiant le texte de saint Jean, Ep. I, IV, 16 : « Qui manet in amicitia, in Deo manet et Deus in eo » (L. I, col. 670).

4. Amitié, amour conjugal et charité.

— Il nous sera facile maintenant de résoudre les difficultés soulevées plus haut, à propos de la prétendue incompatibilité du christianisme et de l'amitié.

a) L'amitié dans la société conjugale. — L'amitié n'est pas l'amour, au sens humain du mot ; mais elle a la même source profonde dans l'instinct qui nous porte à nous unir à nos semblables ; la même source prochaine dans les besoins sentis du coeur qui veut s'épancher et se donner plus encore que recevoir. L'amour et l'amitié se partagent le domaine des relations du coeur ; mais l'un se porte vers son objet avec plus d'élan et de fougue, l'autre avec plus de calme et de sérénité ; le premier met en jeu surtout la sensibilité, la seconde est davantage pénétrée de raison ; enfin l'amour tend en définitive à l'union physique des corps, tandis que l'amitié tend à la fusion toute spirituelle des âmes.

Il importe cependant de corriger ce que cette division, ainsi présentée, a de trop rigoureux. Comme le corps et l'âme sont en nous, non pas juxtaposés mais substantiellement unis, sans se confondre ; ainsi, l'amour et l'amitié non seulement ne s'excluent pas mais se compénètrent la plupart du temps à des degrés divers. A la limite, considéré à l'état pur, l'amour au sens où nous l'avons entendu ne serait qu'une force cosmique se manifestant sous la forme d'un instinct sexuel irrésistible ; et à l'extrême opposé, l'amitié serait pour le monde des esprits l'analogue de cette force cosmique : une attraction toute pénétrée de pensée et de liberté. Mais l'amour n'est chrétien et même simplement humain que s'il est dirigé par l'idée du devoir, que si la raison contrôle ses manifestations, que s'il a pour objet l'âme aussi bien que le corps, en un mot, que s'il se pénètre d'amitié. C'est la condition, non seulement de sa qualité, mais de sa durée ; car le développement progressif de l'élément d'amitié que doit contenir l'amour conjugal pour être chrétien, peut seul permettre à cet amour de survivre à l'apaisement des sens.

Aristote remarquait déjà que la vertu, quand elle est commune aux deux époux peut être source d'amitié (Ethiq. à Nic., l. X, leçon 12). On voit donc que, loin de nuire à ce sentiment, la transformation des rapports conjugaux procurée par le Christianisme a plutôt étendu son domaine ; et l'on comprend que saint François de Sales ait pu voir dans la perfection de l'amitié nuptiale « la véritable et certaine marque de la bénédiction de Dieu sur un mariage » (Lettre 112, t. XI, p. 199).

b) L'amitié et la charité envers le prochain. — La charité est, comme l'amitié, une disposition bienveillante et désintéressée ; mais c'est un amour surnaturel qui ne relève d'aucune façon de la sensibilité, qui n'implique pas nécessairement des rapports individuels et qui, à plus forte raison, n'exige pas de réciprocité. Voilà pourquoi la charité est possible envers les ennemis, tandis que l'amitié ne l'est pas.

Vertu surnaturelle venant s'insérer dans l'âme avec la grâce, la charité vivifie cependant les affections légitimes du coeur humain en leur infusant une sève qui leur fait produire des fruits de salut. Elle ne prend donc la place, ni de l'amour, ni de l'amitié. Elle leur donne seulement plus de profondeur, plus d'élan, plus de portée, en achevant de purifier ces sentiments, en nous aidant à les orienter selon le plan divin, en les élevant au point de les rendre eux-mêmes surnaturels. On comprend dès lors que l'amitié vraie, dont Aristote et Cicéron avouaient l'extrême rareté, se rencontre plus fréquemment dans la société chrétienne, où règne la Charité. Saint Augustin se refusait même à la reconnaître ailleurs que là : « non est vera, nisi cum eam tu agglutinas inter inhaerentes tibi, charitate diffusa in cordibus nostris per Spiritum Sanctum » (Confess., l. 4, c. 4).

Oserons-nous ajouter que la vraie Charité, comme le véritable amour, implique l'amitié ? Voici du moins ce que dit Cassien dans ses Conférences : « La charité vraiment réglée est celle qui, n'ayant d'aversion pour personne, en aime néanmoins quelques-uns plus particulièrement, à cause de l'excellence de leurs vertus et de leurs mérites… pour les aimer avec une plus grande effusion du coeur ; et qui fait encore dans ce petit nombre choisi un second choix, par lequel elle s'en réserve quelques-uns qui tiennent le premier rang dans son amour et dans son coeur. » En ce sens, l'amitié serait comme le couronnement ou, comme le dit saint François de Sales, « la fleur » de la Charité.

c) L'amitié et la charité envers Dieu. — Il serait singulier, remarque Lacordaire, que le christianisme, fondé sur l'amour de Dieu, n'aboutît qu'à la sécheresse de l'âme à l'égard de tout ce qui n'est pas Dieu » (Montalembert, Les moines d'Occident, t. V, p. 364). Le parfait amour de Dieu suppose, il est vrai, le détachement des créatures ; mais il n'exclut pas pour cela toute amitié. Dieu peut vouloir des liaisons qui aident à le faire aimer, et c'est faire oeuvre de charité envers lui que de suivre sa volonté. D'autre part, selon le mot du P. de Grandmaison, l'amour de Dieu « ne fait pas nombre avec les affections humaines » (La Religion personnelle, Paris, 1927, p. 88) ; il pourra donc exiger parfois le sacrifice d'une amitié imparfaite ou dangereuse, mais il ne saurait être incompatible avec toute affection élective, pas plus qu'il n'est incompatible avec la charité due au prochain. A aucun stade de la vie spirituelle, il n'est plus parfait en soi de n'avoir pas d'amis que d'en avoir ; car « la perfection, comme l'écrit saint François de Sales, ne consiste pas à n'avoir pas d'amitié, mais à n'en avoir que de bonne, de sainte et sacrée » ; et l'on peut dire de l'amitié ce que le P. Surin disait des vertus, que c'est le propre des parfaits, non pas d'y renoncer, mais de les consommer par la charité (Vie dévote, l. 3, c. 19).

Nul n'a mieux exprimé que Fénelon cet effet du pur amour, quand il a dit des âmes qui sortent d'elles-mêmes et s'oublient véritablement en Dieu, que « leur amitié est immense comme celui en qui elles aiment… parce que Dieu, amour immense, aime en elles ». Instructions et avis, dans Œuvres, éd. de Paris, t. 23, p. 127.

5. La vertu infuse d'amitié.

— Beaucoup de théologiens pensent que la grâce sanctifiante est accompagnée, non seulement des vertus théologales de foi, d'espérance et de charité, mais encore de toute une gamme de vertus morales surnaturelles correspondant aux vertus morales naturelles. A l'amitié humaine, qui est une vertu acquise, devrait donc correspondre une vertu infuse d'amitié. Ils ne l'admettent cependant pas tous. Leur attitude dépend en cela de la réponse qu'ils donnent à la question de l'objet formel de la Charité.

a) Suarez reconnaît que l'amitié humaine, dans laquelle n'interviennent ni des considérations de foi, ni la grâce, est une vertu morale ; mais il soutient que, contrairement à ce qui a lieu pour les autres vertus morales, la vertu infuse qui correspond à cette amitié n'est pas distincte de la charité. En effet, explique-t-il, tandis que les autres vertus, quand elles sont pénétrées de surnaturel, gardent néanmoins une honnêteté formelle qui leur est propre, l'amitié, dans les mêmes conditions, perd la sienne. C'est que, selon lui, la vertu théologale de charité a pour objet formel, non seulement la bonté incréée qui est en Dieu, mais encore la bonté créée, tant naturelle que surnaturelle qui est dans le prochain. Toute amitié surnaturelle est donc charité, au sens théologique du mot (Tractatus de charitate, Disp. I, sectio 3).

De nombreux disciples de Suarez refusent pourtant de la suivre dans cette déduction. Ballerini, Génicot, Noldin par exemple, pensent que l'amour moral, et donc l'amitié fondée sur un motif d'honnêteté naturelle, peut provenir de la grâce et par conséquent être surnaturelle au même titre que les autres vertus morales, sans se confondre avec la vertu théologale de charité.

b) D'autres théologiens, dans les rangs desquels se trouvent de nombreux thomistes, restreignent ou sont portés à restreindre davantage l'objet formel de la charité, tout en y faisant entrer, outre le bien incréé, la grâce sanctifiante et les vertus annexes considérées comme un reflet ou une participation de la perfection divine. Ainsi Billuart, Wiggers, Lehmkühl, Prümmer. « Sans doute, dit Billuart, les perfections du prochain sont distantes à l'infini de la perfection de Dieu ; mais quand on les aime comme des participations de celle-ci, c'est cette dernière qu'on aime en elles, comme dans l'image on aime le modèle » (Tractatus de charitate, Dissert. I, a. 3, § II). Logiquement, d'après cette théorie, l'amitié qui rapproche deux âmes en raison de ce qu'il y a en elles de plus divin, ne peut être, en tant qu'elle est surnaturelle, qu'une manifestation de la vertu théologale de charité.

c) Enfin, beaucoup de théologiens anciens professaient que l'objet formel de la charité est exclusivement la bonté divine incréée. Ainsi Vasquez, Lessius, Ripalda qui se réclame de Durand, d'Almain, de saint Bonaventure. Leur thèse a été reprise de nos jours par le P. Billot (De virtutibus infusis, th. XXXI et XXXIV), et le cardinal van Roey (De virtute charitatis, Quaestio IV), qui cherchent leur appui dans saint Thomas d'Aquin. L'amour de Dieu et l'amour du prochain, disent-ils, sont distincts par leur objet, mais n'ont qu'un seul et même motif ; voilà pourquoi ils ne forment qu'une seule et même vertu : la charité. Aimer le prochain par charité, c'est l'aimer pour Dieu, c'est désirer que Dieu soit glorifié par lui en ce monde et en l'autre. L'amour de Dieu implique l'amour du prochain, parce qu'il implique bienveillance envers Dieu et désir de sa glorification extérieure.

Si tel est, comme nous le pensons, le domaine de la charité, on voit qu'il reste place, non seulement pour une vertu naturelle d'amitié, mais pour une vertu morale infuse réellement distincte de la charité. Autre chose est, en effet, aimer quelqu'un pour Dieu, ou l'aimer pour lui-même. « La charité, comme le dit Mgr van Roey, est spécifiée par la bonté divine incréée ; l'amitié morale, par la bonté ou la perfection du prochain. »

6. Les amitiés spirituelles.

— Si toute amitié vraie est de nature spirituelle, l'amitié chrétienne, plus que toute autre, mérite le nom de spirituelle : c'est une union d'âmes, fondée sur des qualités immatérielles. Elle mérite ce nom à un autre titre, parce qu'elle met en jeu la vie surnaturelle de l'âme. Mais au sens propre du mot, l'amitié est dite spirituelle quand elle est contractée et cultivée précisément en vue du profit qu'espèrent en retirer les amis pour leur vie spirituelle.

Nous avons dit l'excellence et le rôle de l'amitié chrétienne en général. Il nous reste à considérer quelques circonstances particulières dans lesquelles peut naître et être cultivée l'amitié spirituelle, au sens spécial où nous l'entendons ici. Nous parlerons d'abord des amitiés particulières dans les cloîtres, puis des amitiés entre hommes et femmes et de la fraternité spirituelle.

— Deux opinions à leur sujet. — L'amitié particulière, au sens le plus noble du mot, a été considérée tantôt comme un auxiliaire pour la vie spirituelle des religieux, tantôt comme un danger ou comme un obstacle à la perfection. On le comprend sans peine. D'une part, le besoin d'affection, d'épanchement, naturel au coeur humain, trouve satisfaction dans les rapports d'amitié. Il en résulte pour l'âme une paix qui stimule la générosité, favorise l'obéissance joyeuse, prépare l'élan de la prière ou l'ardeur de la contemplation. D'autre part, les rapports d'amitié procurent un plaisir qui peut faire l'objet d'un renoncement, d'une mortification ; et ils présentent parfois des inconvénients ou des dangers : toute amitié, si sainte qu'elle soit, risque, quand elle s'entretient par des relations fréquentes, d'éveiller la sensibilité et de déchoir ; dans les cloîtres, elle tend de plus à créer dans la communauté, au détriment de la charité qui doit régner entre tous ses membres, des groupes fermés, des coteries où se développent facilement le mauvais esprit et les cabales contre l'autorité.

a) Les monastères du moyen âge, foyers de saintes amitiés. — A priori, on peut dire que l'amitié devait trouver dans les monastères un terrain particulièrement favorable à son expansion, soit en raison de la communauté de vie, de pensées, d'aspirations de leurs membres, soit en raison de leur détachement de tout ce qui sépare : biens matériels, volonté propre, égoïsmes ; soit enfin en raison de la charité divine qui les anime.

En fait, Bénédictins et Cisterciens ont souvent cherché « dans leurs épanchements mutuels, un préservatif contre les rigueurs et les dégoûts de leur état, un aliment pour les rêves et les ardeurs de leur jeunesse ». Il y aurait, comme l'écrit Montalembert, « nn livre charmant et doux à faire sur l'amitié dans le cloître ». Les exemples que cite l'auteur des Moines d'Occident ne sont que quelques-uns entre mille. Qu'on relise les lettres de saint Anselme à Lanfranc, à Maurice, à Gandulphe, à Gislebert : chaque page témoigne de sa tendresse et de son affection ardente. Mais rien, peut-être, ne révèle mieux les richesses d'un coeur de moine au XIIe siècle que les gémissements d'Aelred sur la mort de son ami Simon, dans le Speculum charitatis (c. 34, PL. 195, 539-546).

L'abbé de Rieval n'ignorait rien des dangers que peut présenter l'amitié ; il ne l'en recommande pas moins à ses moines, en des termes dont la chaleur n'a jamais été dépassée. « Rien de plus saint, de plus utile, de plus difficile à trouver, de plus doux, de plus fructueux parmi les choses humaines » (De spirituali amicitia, l. 2, 670) ; sans doute, elle est pleine de soucis, de dangers, de craintes, de douleurs, mais « la belle sagesse, que de détester l'amitié pour éviter les soucis et les craintes : comme si l'on pouvait acquérir ou garder une vertu sans soins ! » (col. 676). Aelred estime que vouloir vivre sans aimer ni être aimé de personne, « n'est pas tant d'un homme que d'unie bête » (col. 671 et 676), et il est d'avis qu'il faut tolérer même une amitié qui ne serait que « charnelle », surtout chez les adolescents, parce qu'elle peut devenir le principe d'une amitié plus sainte.

Qu'il s'agisse bien, dans sa pensée, des amitiés particulières, on n'en saurait douter. Il déclare, en effet, aimer tous ses moines : mais comme son interlocuteur lui demande s'il faut en conclure qu'il les a admis tous dans son amitié, il répond que toute affection, même entière et réciproque, n'est pas une amitié, parce que l'amitié implique une confiance et une ouverture de coeur que la prudence oblige de réserver à quelques-uns (op. cit., l. 3, 691).

Il est vrai que saint Benoît, Cassien, saint Bernard, semblent avoir voulu, au contraire, bannir des monastères toute affection personnelle ; mais leurs blâmes ne visent pas les amitiés spirituelles. Les liaisons que saint Benoît condamne comme sources de scandales, que Cassien appelle « amicitias conjurationis », Collatio XVI, De amicitia, PL. 49, 1042), et saint Bernard « inimicissimas amicitias » (sermo 24 super Cantica) sont inspirées, non par un désir de perfection, mais par des considérations tout humaines ; elles engendrent des coteries, des murmures, des discordes. La pratique du moyen âge et les théories d'Aelred ne sont donc pas en contradiction avec la pensée des grands législateurs de la vie monastique en Occident.

Les nouveaux Ordres religieux créés au XIIIe siècle ont connu, eux aussi, la pratique de l'amitié. L'exemple de Jésus qui se choisit parmi ses disciples des amis de prédilection ne pouvait laisser indifférent un disciple de saint François ou de saint Dominique. L'ascèse franciscaine s'oriente toute vers la pratique de la pauvreté ; l'ascèse dominicaine gravite autour de la contemplation et de l'apostolat ; mais ni l'une ni l'autre ne s'appuie essentiellement sur la mortification du coeur dans ses affections les plus personnelles.

b) L'amitié bannie comme contraire à la perfection religieuse. — Est-ce à dire qu'il faille attendre les temps modernes pour voir les amitiés particulières considérées comme des obstacles à la perfection religieuse ? Non. Déjà saint Basile veut que tous les moines d'un même couvent s'aiment également entre eux et interdit qu'ils se réunissent par groupes de deux ou trois, non seulement parce que cette pratique est contraire à l'ancienne discipline ou nuisible à la communauté, mais parce qu'elle est incompatible avec une parfaite charité. « Qui majori charitatis habitu est affectus erga fratrem, injuriam facit charitati publicae et communitati… Lex dilectionis partiales amicitias non admittit ». (Constitutiones monasticae, c. 29. PG. 31, 1417-1420).

Les deux points de vue, individuel et social, se retrouvent chez saint Laurent Justinien. L'auteur du De disciplina et perfectione monasticae conversationis invoque, comme saint Benoît, la raison de scandale pour interdire aux moines les rapports amicaux, même s'ils n'offrent rien de répréhensible par ailleurs ; mais il ajoute que les conversations familières et trop assidues ont des effets désastreux pour la vie spirituelle, parce qu'elles sont une source de dissipation et font perdre la componction (c. x).

Le livre de l'Imitation n'admet chez les religieux d'autre dilection spéciale que celle de Jésus ; il recommande un détachement intérieur qui exclut tout désir d'aimer un autre que lui ou d'en être aimé. « Solus Jésus Christus est singulariter amandus… Nunquam cupias singulariter … amari. Nec velis quod aliquis tecum in corde suo occupetur, neque tu cum alicujus occuperis amore ». L. II, c. VIII, n. 4.

Saint François de Sales, dans son Entretien sur l'amitié, veut que les soeurs de la Visitation s'aiment d'un « amour cordial » mais égal pour toutes, fondé non sur l'inclination mais sur la volonté de Dieu. Sans doute, dit-il, l'amour de complaisance doit être, en principe, proportionné à la vertu ; en fait, cependant, nous sommes incapables de juger à coup sûr du degré de perfection du prochain. Quant à l'amour de bienveillance, il a pour règle l'utilité du prochain, non sa perfection (Entretien IV, dans Œuvres, t. III, p. 318-321).

La doctrine si nette de saint François se retrouve, plus marquée encore, chez la fondatrice de l'Ordre. Sainte Jeanne de Chantal paraît avoir eu une véritable hantise des amitiés particulières, même spirituelles. Au nom de la charité, elle invite ses religieuses à converser « suavement, cordialement, avec une humble franchise, une douce confiance, une sainte joie et allégresse » avec toutes leurs soeurs indifféremment ; elle les presse, en conséquence, de chasser de leurs coeurs, autant que les aversions, les inclinations et affections particulières, « renardeaux qui gâtent et veulent démolir la vigne de la charité et union religieuse ». Dans le « petit royaume de charité » qu'est la Visitation, elle veut une seule âme, un seul coeur, une « vie unanime » ; pas plus que « cette niaiserie d'inclination », les liens du sang et l'excellence même de la vertu ne peuvent autoriser une plus grande familiarité ; la règle exige que les religieuses aiment non seulement leurs soeurs en Dieu, mais Dieu dans leurs soeurs, et Dieu est le même partout. (P. Mézard, Doctrine spirituelle de sainte Jeanne-Françoise de Chantal, Paris, 1928, p. 347-365). Il est vrai que le coeur humain a besoin d'aimer et de s'épancher ; la sainte ne l'ignore pas, aussi recommande-t-elle à la supérieure de gagner l'affection et la confiance de ses filles ; mais c'est là une exception : « Qu'elles n'aient d'autre amie que vous », et en quelque sorte un pis aller : « Si les soeurs ne vous ont pas un amour spécial et de confiance, elles auront des amitiés particulières, qui sont la perte de la Religion » (Op. cit., p. 573).

En 1624, le jésuite Giulio Negrone publie un traité intitulé De peculiaribus paucorum amicitiis a quolibe coenobio exterminandis ; et bientôt après saint Vincent de Paul, dans la Règle des Filles de la Charité, inscrit à côté du commandement de l'amour mutuel la condamnation des amitiés particulières, « lesquelles sont d'autant plus dangereuses qu'elles paraissent moins l'être ». Il proscrit l'amour humain, amour d'inclination, « amour de bête, amour de cheval et d'âne » comme mauvais en lui-même, opposé à l'amour chrétien, amour de raison qui s'étend à tous en général et fait qu'on aime tout le monde pour l'amour de Dieu, « à commencer par ses soeurs ». Il le proscrit en outre comme funeste par ses effets qui sont d'exclure à la fois l'amour de Dieu et l'amour du prochain, et de provoquer des intrigues. Parlant d'expérience, il déclare que les soeurs qui s'y laissent aller sont « des pestes de communauté » (Conférence du 2 juin 1658, dans Coste, t. X, p. 494-501). On le voit, saint Vincent ne semble pas même supposer qu'il puisse y avoir place, entre les amitiés sensibles et la charité, pour des amitiés spirituelles.

La même disposition se remarque, à la même époque, dans les Examens particuliers de M. Tronson. Les examens sur la charité abondent dans ce livre ; on y chercherait en vain un chapitre sur l'amitié sacerdotale, sur le choix des amis, sur les devoirs de l'amitié ; le seul qui parle de l'amitié est consacré exclusivement aux amitiés particulières, au mauvais sens du mot, lesquelles sont condamnées comme nuisibles à la charité et comme faisant tort à la Communauté parce qu'elles engendrent des coteries, des discordes, des oppositions à l'autorité (Edit. 1927, Examen 120, p. 280-282).

Voici enfin la position moyenne prise au XVIIIe siècle par un bénédictin commentateur de Cassien. Alard Gazet maintient le principe de saint Basile : les frères doivent s'aimer également entre eux ; en aimer un plus que les autres est « un crime et une injure contre la charité publique ». Mais de crainte d'éveiller des scrupules, il explique ce principe par une distinction. L'égalité dont il s'agit, ne concerne, dit-il, que les manifestations extérieures et communes de l'amitié et de la charité. Pour ce qui regarde le sentiment intérieur d'affection et certains offices particuliers de charité, comme les prières, les sacrifices, etc., rien n'empêche d'avoir des préférences, d'aimer les uns plus que les autres, parce qu'ils sont meilleurs, plus proches de nous, plus serviables, mieux connus, etc. Cela est même plus raisonnable, estime-t-il pourvu que l'intention soit droite et que le scandale soit évité ; et il renvoie, pour justifier sa thèse, à un passage de saint Thomas (2a 2ae, q. 26, art. 6) où il est question de l'ordre de la charité, non de l'ascèse spéciale aux ordres religieux (PL. 49, 1044). Nous voici loin des analyses profondes d'un saint François de Sales.

Conclusion. — Peut-être faut-il chercher, pour une part du moins, la raison initiale de la divergence que nous venons de signaler, dans la différence profonde qui existe entre les conditions de vie des monastères, selon qu'ils sont très peuplés, comme ce fut généralement le cas autrefois, ou que le nombre de leurs membres est relativement restreint, comme l'exige la constitution de beaucoup d'ordres plus récents. Entre quelques dizaines de religieux ou de religieuses, l'amitié peut à la rigueur coïncider avec la charité ; cela est impossible dans une communauté comprenant des membres par centaines. Telle est bien l'idée de sainte Thérèse : la réformatrice du Carmel voudrait beaucoup de bonnes amitiés « dans les communautés nombreuses » ; mais elle ajoute que dans un couvent « où l'on n'est que treize et où l'on ne doit pas être davantage », toutes les soeurs doivent être amies, se chérir, s'aider et se garder des amitiés particulières, « si saintes qu'elles soient d'ailleurs ».

L’amitié entre un homme et une femme

— Nous en parlerons d'abord en général, pour en dire la possibilité et le danger ; puis nous traiterons de l'amitié entre confesseur et pénitente, et de la fraternité spirituelle.

1. En général. —

a) Elles sont possibles. — Platon dans le Lysis, Lucien dans son Toscaris, les anciens en général, quand ils parlent de l'amitié, ne font pas mention de la femme. Cela se comprend, car l'amitié requiert une certaine égalité, et ils considéraient la femme comme un être inférieur dans la société duquel ne saurait se complaire un sage ; bien plus, ils estimaient la femme incapable d'amitié en raison de son égoïsme et de sa versatilité. Montaigne ne fait que se ranger à ce « commun consentement des écoles anciennes », quand il exclut les femmes de l'amitié et déclare que « ce sexe, par nul exemple, n'y a encore pu arriver ».

Les différences qui séparent les deux sexes ont été mieux que jamais mises en lumière par la psychologie et la physiologie modernes ; on en peut conclure, non que la femme est inférieure à l'homme, mais qu'elle est « autre ». Ce sont deux êtres complémentaires, dont les rapports sentimentaux semblent devoir se ramener à l'amour, ou tout au plus constituer, selon le mot de La Bruyère, une liaison d'une « classe à part », qui ne soit ni passion, ni amitié.

Mais si l'on considère que la nature humaine est une, qu'elle est commune à l'homme et à la femme, qu'au delà des différences psychologiques ou physiologiques, des êtres peuvent se ressembler par la culture et par l'idéal, avoir la même conception du monde et de la vie, le même désintéressement, le même amour de Dieu, on comprendra que tout cela peut engendrer des liens de sympathie entre les âmes, et l'amitié entre homme et femme ne paraîtra plus impossible a priori.

b) Elles sont difficiles et dangereuses. — Déjà les amitiés entre personnes de même sexe peuvent déchoir pour devenir sensibles et même sensuelles, par suite de l'union intime de l'âme et du corps ; à plus forte raison y a-t-il menace (la déchéance dans le cas qui nous occupe. Ici, toute manifestation d'affection risque d'éveiller, non seulement la sensualité, mais l'instinct sexuel, dont les déchaînements auront tôt fait de substituer au délicat sentiment de l'amitié les impulsions brutales de l'amour-passion. Si les amitiés entre homme et femme peuvent naître, il est donc particulièrement difficile qu'elles se maintiennent, et cette difficulté psychologique constitue, au point de vue moral, un danger. Voilà pourquoi de telles amitiés sont rares et conduisent parfois à des catastrophes. Ajoutons d'ailleurs que leur danger varie selon les circonstances : il diminue à mesure que l'âge apaise les sens ou que le point de rencontre des âmes est plus élevé ; l'accoutumance l'atténue, comme il arrive pour les amitiés qui remontent à l'enfance ; une « petite antipathie physique », selon la remarque de Nietsche, peut suffire à le modérer.

En tous cas, on n'admettra et ne cultivera les amitiés de ce genre qu'avec de sérieuses précautions. C'est d'elles surtout qu'il est vrai de dire qu'elles ne peuvent être pleinement que si elles sont chrétiennes, que si les âmes s'aiment en Dieu et si chacune aime en l'autre le Dieu qui l'habite. Alors, les exigences du sentiment seront réduites au minimum : les amis se passeront aisément de la présence corporelle ; leur commerce épistolaire sera espacé et ils y auront en vue le profit spirituel plutôt que le charme qu'ils y trouvent ; ils se retrouveront souvent, mais dans la prière et le sacrifice, sous l'oeil de Dieu et dans la compagnie de son Christ, selon l'idéal d'Aelred.

2. Entre confesseur et pénitente. — La confession et la direction fournissent une occasion facile à la naissance de l'amitié : la pénitente qui se livre aux confidences, qui a besoin de conseils et d'appui, est portée à aimer celui qui est, dans l'ordre spirituel, son soutien et son guide ; le prêtre, de son côté, éprouve facilement de la tendresse pour l'âme faible et parfois tourmentée qui s'ouvre à lui avec confiance et à laquelle il veut du bien. Rien de plus naturel ; mais pour cette raison même, rien de plus dangereux : de part et d'autre, l'attachement à la personne risque tout au moins de fausser l'institution et d'en détruire l'efficacité. C'est pourquoi on entend un saint Vincent de Paul défendre aux prêtres de la Mission d'avoir « des dévotes » et leur recommander de s'abstenir de tout commerce personnel et épistolaire avec les femmes (Confér. sur la luxure, éd. Coste, t. XII, p. 423). Il dit de même à ses religieuses : « Je prie Dieu qu'il fasse la grâce à nos soeurs de ne s'attacher jamais à aucun confesseur… et je fais de tout mon coeur… cette prière pour vous toutes, à ce que le confesseur ne s'attache point, parce que c'est ce qui le perdrait ». Il redoute à ce point, de la part du confesseur, la moindre parole qui témoigne de l'affection, qu'il invite ses soeurs à la rapporter aussitôt à leurs supérieures (op. cit., IX, 548).

Plus modérée, sainte Thérèse ne craint, chez le confesseur, que les « tendances frivoles ». Elle trouve légitime, d'autre part, qu'aimant ceux qui font du bien à notre corps, nous aimions ceux qui travaillent sans cesse à faire du bien à notre âme ; il lui semble même que « pareille affection peut nous amener à faire de grands progrès, si le confesseur est saint, spirituel, et s'applique à faire avancer notre âme » ; mais la prudence lui fait ajouter : « Le meilleur serait qu'il ne sût pas qu'on lui est affectionné et qu'on ne lui en dît rien ».

L'idéal est, ici, que la pénitente ne voie dans son confesseur ou son directeur que le Christ lui-même, dont il est le représentant, et que le confesseur ou le directeur fasse abstraction de ses sentiments personnels, pour ne penser qu'à Dieu auquel il a mission de conduire les âmes. Le surnaturel seul, autant que possible, doit régir leurs rapports, parce que seul il les légitime et les rend fructueux. Cela revient à dire qu'ils ne peuvent s'unir que « par delà » l'un et l'autre, par des liens d'ordre spirituel dont le point de rencontre est en Dieu ; et que leur liaison ne peut guère affecter la forme de l'amitié proprement dite, puisque celle-ci suppose une certaine égalité, mais plutôt celle de l'affection paternelle d'un côté, filiale de l'autre.

3. La fraternité spirituelle. — a) Quand deux âmes ont conscience, non seulement de leur commune filiation par rapport à Dieu ou à un fondateur d'ordre, mais d'une réelle parenté spirituelle ; quand elles reconnaissent l'une dans l'autre des traits communs ; quand elles sympathisent dans cette ressemblance ; une relation très douce s'établit entre elles, qui les soutient, les encourage, les porte vers plus de perfection : c'est la fraternité spirituelle. Chacune aime l'autre comme une soeur ou un frère, désire son avancement, offre pour elle prières et sacrifices, lui fait connaître ses aspirations, ses épreuves ou ses consolations ; et chacune aussi travaille à s'élever elle-même en perfection, moins pour plaire à l'autre ou en être plus estimée que pour être plus digne d'elle, pour s'en rapprocher par une ressemblance plus grande, et pour se rendre capable de lui faire plus de bien.

Une telle amitié peut être d'un précieux secours aux âmes éprises de perfection. Elle est utile surtout aux femmes, dont le besoin d'affection est plus grand, et qui éprouvent davantage le besoin d'entourer de leur dévouement un être déterminé. Elle est de nature, par contre, à adoucir ce que la spiritualité masculine pourrait avoir parfois de trop austère ou de trop rude. Ces considérations expliquent, jusqu'à un certain point, pourquoi à côté de chaque abbaye bénédictine s'élève un couvent de moniales ; et pourquoi tant de saints et de saintes ont connu de ces'amitiés qui étonnent ou scandalisent parfois le profane.

Pour n'en citer que quelques exemples, voici, dans l'antiquité chrétienne, l'amitié de saint Jean Chrysostome et d'Olympiade (Cf. H. Dacier, Saint Jean Chrysostome et la femme chrétienne, Paris, 1907, p. 119-267), celle de saint Jérôme et d'Eustochium.

Chez les Bénédictins, voici au VIIIe siècle saint Cuthbert, dont Montalembert a pu dire que « nul saint de son temps et de son pays n'eut de relations plus fréquentes et plus affectueuses avec les religieuses », Moines d'Occident, t. IV, p. 419 ; voici saint Boniface écrivant à l'abbesse Eadburga : « Ma bien aimée soeur… depuis longtemps enlacée à mon âme par les liens de la clientèle spirituelle…, que j'enserre avec les liens dorés de l'amour spirituel et que j'embrasse avec le divin et virginal baiser de la charité… », et à l'abbesse Bugga : « Soeur que j'aime dans l'amour du Christ, mieux que toutes les autres créatures du sexe féminin… » ; voici Lulle, suppliant la même Eadburga de ne pas lui refuser la douceur de recevoir des lettres d'elle et lui parlant de la fraternité spirituelle qui les unissait tous deux : « caritas illa quae inter nos est copulata spiritali germanitate », op. cit., t. V, p. 340 ; 342, 344.

Une amitié du même genre unissait au XIIIe siècle le dominicain Jourdain de Saxe à Diane d'Andalo (Marg. Aron, Un animateur de la jeunesse au XIIIe siècle, Paris, 1932, p. 355-362 ; et Lettres du Bienheureux Jourdain de Saxe à la Bienheureuse Diane d'Andalo, Paris, 1924), et saint François d'Assise à sainte Claire et à « frère Jacqueline » (P. Sabatier, Vie de saint François d'Assise, éd. définitive, Paris, 1931, p. 189-211 ; Léopoldde Chérancé, Sainte Claire d'Assise, 2e éd., Paris, 1932, ch. XX, p. 149-160) ; au XVIe saint François de Sales à Mme de Chantal. Inutile de multiplier les exemples et d'insister sur ces faits bien connus. Mais ce qu'il importe de ne pas oublier, c'est que l'amitié des saints reste souverainement prudente et mortifiée. Dans les rapports de saint François avec sainte Claire, « le fondateur devait, avec le temps, prévaloir sur l'ami » (L. de Chérancé, op. cit., p. 153) ; ses visites à Saint-Damien étaient rares, toujours utiles, toujours fondées sur la nécessité, dit Thomas de Celano (Vita secunda sancti Francisci, 1re partie, c. 134). On sait aussi que l'évêque de Genève, après de longues années de rapports intimes et très sui vis avec Mme de Chantal, laissa se distendre volontairement, vers la fin de sa vie, les liens d'amitié qui l'unissaient à la fondatrice de la Visitation, parce que, lui semblait-il, ils finissaient par devenir un obstacle à son propre progrès dans la vie spirituelle.

b) Il est une autre forme de fraternité spirituelle, non plus consécutive mais antécédente à la connaissance : celle que pratiqua sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. La sainte regrettait de n'avoir pas un frère prêtre. Un séminariste demandait qu'une Carmélite se dévouât spécialement à son salut et à celui des âmes dont il aurait plus tard à s'occuper, promettant en retour d'avoir toujours, quand il dirait la messe, un souvenir spécial pour celle qui deviendrait sa soeur. Thérèse fut choisie par sa prieure pour être cette soeur. Il s'ensuivit un échange de lettres dont quelques fragments ont été publiés (Histoire d'une âme, éd. 1913, p. 363-371).

La sainte a dit elle-même la joie que lui procura cette fraternité et l'aide qu'elle lui apporta pour redoubler de ferveur ; mais elle en a souligné aussi le caractère exceptionnel : « Parfois, lorsqu'il plaît à Jésus d'unir deux âmes pour sa gloire, il permet qu'elles puissent se communiquer leurs pensées afin de s'exciter à aimer Dieu davantage », et la condition : la volonté expresse de l'autorité. C'est par obéissance aussi qu'elle accepta, peu de temps après, un second frère. Il lui semble qu'autrement la correspondance avec les frères spirituels, loin d'unir à Dieu, occuperait inutilement l'esprit et que la carmélite « ne ferait rien du tout que de se procurer, sous couleur de zèle, une distraction superflue ». Op. cit., p. 198.

Conclusion générale. — De tout ce qui précède ressort nettement, dans les grandes lignes, l'attitude qui doit être celle du chrétien en matière d'amitié.

Le chrétien ne se croira pas obligé d'avoir un ami, encore que l'isolement du coeur puisse être la marque d'un égoïsme inconscient ; il ne se croira pas tenu d'y renoncer, encore que ce renoncement puisse avoir son mérite ; mais il pourra en désirer un pour avoir un confident, un conseiller, un consolateur.

Il ne se liera pas à la légère, mais aura soin d'éprouver ses amis et de s'éprouver lui même avant de se livrer, afin de n'avoir que des amitiés honnêtes ; et il sera prêt à trancher sans retard tous les liens qui se révéleraient funestes ou nettement dangereux pour sa vertu.

S'il trouve un ami qui soit bon, il appréciera son bonheur et en remerciera Dieu. Sans se laisser troubler par l'imperfection du sentiment qu'il éprouve, il travaillera à l'épurer progressivement de son caractère trop intéressé ou trop sensible.

Il placera délibérément son amitié sur le plan surnaturel, par l'intention et la prière, et veillera à ce que la qualité de cette amitié s'élève à la mesure de sa propre valeur spirituelle, pour qu'elle ne l'entrave pas dans ses progrès.

Il la cultivera fidèlement ; mais se souvenant qu'il est homme, sujet aux faiblesses et aux illusions, il apportera dans ses manifestations une sage prudence.

Enfin, il s'appuiera sur elle pour soutenir et intensifier l'élan de son âme vers Dieu, et visera à réaliser « cette chasteté de l'amitié chrétienne », dont parle Fénelon, « qui ne cherche que l'Epoux sacré dans l'ami mortel et terrestre ».

Ce programme vaut pour toute amitié, masculine ou féminine, dans le monde ou dans le cloître, sous réserve des « Règles » particulières ou des vocations spéciales.

Parmi les innombrables écrits relatifs à l'amitié, on ne mentionnera ici que les principaux ou ceux qui ont servi davantage à l'élaboration du présent article.

Aelred de Rieval, De spirituali amicitia. PL. 195, 659-702 ; Spéculum, charitatis, ch. 34. Ibid. — A. S. Aglen, art. Friend, dans Dictionary of the Bible, de James Hastings. — Aristote, Ethique à Nicomaque, l. VIII et IX. — S. Augustin, Confessions, l. IV, c. 4-13. — S. Basile, Constitutions monastiques, ch. 29-30. PG. 31, 1417 et suiv. — E. Baudin, Cours de Psychologie, 5e édit., Paris, 1927, p. 472-483. — Mgr Baunard, Le collège chrétien, 3e éd., Paris, 1902, t. I, p. 489-504. — S. Benoît, Regula, c. 69. — S. Bernard, Lettres, 9 et 243 ; Serm. 24 super Cantica. PL. 182. Billuart, Tractatus de charitate, Dissert. I, a. 3. — J. Bremond, Les Pères du désert, Paris, p. 391 s. — J. Cassien, Collatio 16, De amicitia, PL. 49, 1011-1044 ; Institutiones, l. II, c. 15. Ibid., 483. — Cassiodore, De amicitia. PL. 69, 436. En réalité cet écrit est de Pierre de Blois. — Cicéron, Laelius ou De amicitia. — L. Dugas, L'amitié antique. 2e éd., Paris, 1914. — R. Egenter, Gottesfreundschaft, Augsbourg, 1928. — V. Facchinetti, Soyez amis, Paris, 1926. — E. Faguet, De l'amitié, Paris, 1926. — Fénelon, Instructions et avis, XXII et XXIII. — S. François de Sales, Introduction à la Vie dévote, 3e partie, ch. 17-22 ; Lettres, passim ; Entretien IV, dans Œuvres, éd. Paris, 1858, t. III, p. 312-325.— A. Gazet, Commentaire de la Règle de Cassien. PL., t. XLIX, col. 1011-1044. — M. S. Gillet, L'éducation du coeur, Paris, 1910, p. 10-27. — Godefroy de Fontaines, Quodl. 14, q. 5. — Fr. Hauck, Die Freundschaft bei den Griechen und im Neuen Testament, Leipzig, 1928. — Ch. d'Héricault, Les amis saints, Paris, 1897. — De Imitatione Christi, l. II, c. 8 et 9. — S. Jean Chrysostome, De sacerdolio, l. I, PG., 48, 623 et suiv. — Ste Jeanne de Chantal, Entretiens 72 et 73 ; Exhortation 14 ; Conseils de direction. — S. Laurent Justinien, De disciplina et perfectione monasticae conversationis, c. 10, dans Opera omnia, Venise, 1751, t. I, p. 96 s. — Lemme, art. Freundschaft, dans Realencyklopädic de Hauck ; Die Freundschaft, Heilbronn, 1897. — Montaigne, Essais, l. I, ch. 28. — Montalembert, Les moines d'Occident, t. IV, p. 342, 344, 419-420, t. V, p. 364. — M. Müller, Die Freundschaft des hl. Franz von Sales mit der hl. Joh. Franziska von Chantal, Munich, 1923 — Nigronius, Tractatus ascetici, Cologne, 1624. Tract. 15, De familiaribus paucorum amicitiis a quolibet coenobio exterminandis. — R. P. Ollivier, Les amitiés de Jésus. — Pierre de Blois, De amicitia Christiana et caritate Dei et proximi. PL. 207, 871-958, ou mieux M.-M. Davy, Un traité de l'amour du XIIe siècle, Pierre de Blois, Paris, 1932, Texte et traduction.— Ribet, L'ascétique chrétienne, 3e éd., Paris, 1902, ch. 43, p. 437-441, 418-451. — Card, van Roey, De virtute charitatis, Malines, 1929, p. 270-316. — Rich. Rolle de Hampole, Incendium amoris, II, ch. 9, trad. fr. Tours, 1928. — Rouzic, Essai sur l'amitié, 24e éd., Paris, 1926. — A.-D. Sertillanges, L'amour chrétien, Paris, 1920, p. 137-151. — Fr. Suarez, Tractatus de Charitate, Disp. I, sect. 3, dans Opera omnia, édit. Berton, t. XII, Paris, 1858, p. 638-641). — J.-J. Surin, Questions importantes à la vie spirituelle, sur l'amour de Dieu, Paris, 1930, l. I, ch. 5, 6, 8. — Ad. Tanquerey, Précis de théologie ascétique et mystique, 5e éd., Paris, 1925, nos 595-606. — Ste Thérèse, Le chemin de la perfection. Œuvres, éd. Carmél. de Paris, t. III, Paris, 1924, ch. 4-8, p. 25-59. — Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus, Histoire d'une âme, ch. X, éd. 1913, p. 197-199, 363-371. — S. Thomas d'Aquin, Comment, in Ethiq., l. VIII et IX ; Summa theol., 2a 2ae, q. 23, a. 1, 3, 5 ; 1a 2ae, q. 65, a. 5 ; In III Sent., dist. 27, q. 2, a. 1. — S. Vincent de Paul, Lettres, éd. Coste, t. X, p. 494-501 ; t. XIII, p. 556 et 564. — O. Zimmermann, Lehrbuch der Aszetik, Fribourg, 1929, p. 548-551.

G. VANSTEENBERGHE.

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57 pages

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